Trois enclaves

Extrait, illustré rien que pour vous, de mon dernier manuscrit – qui est, en substance, un vaste compte-rendu de course à pied:

« Quand vous étiez enfant, vos cousins employaient des mots que vous ne connaissiez pas et dont vous pensiez qu’il s’agissait-il de mots picards. Ce matin, vous vous perdez dans un lotissement de ville nouvelle ; vu du ciel, il doit évoquer un virus observé au microscope car tout au long de la courbe que décrit la rue, de part et d’autre de son arc, s’ouvrent à intervalles réguliers des impasses semblables à celle où vivaient vos cousins et où vivent toujours leurs parents : un cercle au bout d’une rue droite. »

(Villeneuve d’Ascq, quartier Flers-Bourg.)

‘Le mot raquette vous revient inopinément. Dans la conversation courante, vos cousins désignaient leur rue comme la raquette ; ils ne disaient pas Dans notre rue, ils ne disaient pas non plus Dans notre raquette, mais Dans la raquette, ce qui vous a longtemps laissé penser que cette dénomination avec article défini était un sobriquet affectueux imaginé par eux pour évoquer leur lieu de résidence. Trente ans plus tard, après vous être incidemment rappelé ce mot dans cette acception, vous vous apercevez que non.’

(L’une des raquettes en question, même lotissement.)

« La raquette est, avec l’impasse et la boucle, l’une des trois configurations élémentaires de voirie dont se composent les enclaves résidentielles. Le terme est utilisé en urbanisme, vous le découvrez en lisant un article sur les ensembles résidentiels enclavés. Raquette n’est pas un régionalisme, comme le mot poche quand il désigne un sac en plastique, non, raquette est un mot si savant que les meilleurs dictionnaires en ignorent l’acception urbanistique. Cette acception appartient à une élite, à un tout petit cercle d’initiés, ainsi qu’à vos cousins, dès l’enfance. À l’époque où vos genoux étaient pleins de croûtes et de Mercurochrome, vous ignoriez que vos cousins fussent familiers d’une science fascinante dont vous n’aviez jamais entendu le nom. »

(Pas une raquette mais le même lotissement que ci-dessus – s’il s’agit bien d’un lotissement…)

« Un article de Céline Loudier-Malgouyres vous invite à la prudence. Le lotissement dans lequel vous vous perdez ce matin n’est pas nécessairement ce qu’il convient d’appeler un lotissement puisque vous ignorez si l’ensemble résulte d’une opération menée par un promoteur ou s’il s’agit d’un ensemble hiérarchisé organisé autour d’une boucle principale qui dessert des terminaisons en impasse ; la prudence voudrait que vous le désigniez simplement comme un enclavement à morphologie arborescente. Vous pourriez quasiment, apprenez-vous, parler de dimension fractale, dans la mesure où il y a répétition de motifs identiques à différents niveaux hiérarchiques. »

(L’Épine, Lezennes.)

(Hellemmes vue de L’Épine.)

(L’Épine vue de Hellemmes.)

« Depuis que vous avez entamé l’exploration du territoire périurbain dont vous ne cessez de redéfinir les limites, chaque étude que vous lisez vous révèle l’étonnante pertinence de vos observations non éclairées. Urbanisme, sociologie, architecture : vos intuitions s’avèrent souvent justes. Vous savez courir en ville. Vous avez sur les sites que vous sillonnez un regard dont la perspicacité vous semble compenser en partie vos frustrations personnelles. Vous ne jouez pas de musique, vous ne parlez pas cinq langues, votre charme est très relatif, de même que votre savoir, mais vous avez une qualité bien à vous : vous savez courir en ville – et aussi prendre le train régional, oui, vous faites ça très bien. »


(Vue de Bauvin par la fenêtre du TER Lille-Lens via Don-Sainghin ; le train régional me semble en effet un autre moyen privilégié d’observer les villes.)

« Vous disposez d’un vocabulaire un peu plus précis chaque fois que vous lisez un article ou un ouvrage spécialisé. Les mots ont le pouvoir de modifier la perception. Récemment encore, vous ne vous seriez pas dit, Ça alors, cet ensemble résidentiel est doublement enclavé ! en découvrant un lotissement que forme un réseau de boucles et d’impasses, réseau viaire aussi dense que hiérarchisé puisque ses cinq kilomètres de voirie ne sont reliés à la ville que par quatre entrées. À cet enclavement endogène s’en ajoute un exogène puisque cet ensemble est entouré par un canal, un cimetière de quatre hectares, un site industriel de cinq hectares et un golf de dix hectares. Avant de lire quelques articles sur l’enclavement résidentiel, vous auriez dit, Ce lotissement est un gâteau de cire sans abeilles. »


(Marcq-en-Baroeul, quartier Bourg-Centre ville.)

« De fait, sa morphologie est plus alvéolaire qu’arborée ; par ailleurs, il est aussi peuplé qu’une ruche mais on peut en parcourir tout le rayon sans y croiser personne. Typique. Ou alors, dans une veine plus politique, vous auriez dit de ce même ensemble qu’il était un gros kyste très calcifié à la périphérie d’une ville plus que bourgeoise dotée d’un hippodrome et d’un centre hippique indépendants, d’un golf et de maisons aussi somptueuses que celles de l’avenue Saint Charles à La Nouvelle-Orléans ; vous auriez décrit les uniques repères visuels qui permettent de vérifier que l’on ne tourne pas en hexagone dans ses rues toutes semblables, des repères aussi triviaux qu’un père Noël gonflable escaladant une façade, les bras et les jambes tordus de sorte qu’il semble supplicié. »

(Vue sur ce lotissement en forme de ruche, constitué de maisons rayées comme des abeilles…)