Autres mœurs

Les dernières années de mon acte lillois, je comptais et mesurais tout compulsivement, comme si des chiffres avaient le pouvoir d’instiller un sens dans une vie qui n’en avait plus. Je notais le nombre de kilomètres que j’avais courus chaque jour, chaque semaine, chaque mois et chaque année – il était entendu que la courbe devait être ascendante (je suis passée au fil des années de 60 à 80 km de course à pied par semaine, avec une brève période à 100, chiffre contre lequel mon corps a proféré des menaces persuasives).

J’en étais arrivée à m’imposer des pénitences, les jours poussifs (ce qui n’est pas sans évoquer le principe de la communion, quand on cochait des péchés dans une liste plus inventive que celle des attestations de sortie dérogatoires et que, pour s’en laver avant de gober la chip molle dite corps du Christ, on devait réciter trois Notre Père et deux Je vous salue Marie – soit une posologie à ma connaissance immuable) : si je n’avais couru que 13 kilomètres, il fallait que je fasse 17 km de vélo pour compenser. Au moins.

Quand j’ai vidé ma maison pour venir vivre à Lens, j’ai jeté les calendriers dans lesquels étaient consignées mes performances – et jusqu’à présent, je n’ai jamais regretté de ne pouvoir vérifier que j’avais bien couru mes 20 km le 7 mars 2017, tout va bien. J’ai décidé qu’ici, je serais une femme libre et que je cesserais de quantifier chaque élément de mon quotidien.

C’est ce que je fais, quand un confinement crétin ne m’oblige pas à mesurer le périmètre et la durée de mes déplacements, à les indiquer scrupuleusement sur les autorisations de sortie que je me signe à moi-même.

Ces dernières semaines, si je relevais les kilomètres parcourus quotidiennement par mes jambes, sur semelles ou deux roues, j’exploserais à coup sûr tous les records de ma vie : je fais le plein de mouvement, d’espace et de nature, jusqu’à mes dernières limites musculaires. J’espère ainsi ne pas avoir trop de regrets quand je serai de nouveau emprisonnée pour rembourser à l’urgence sanitaire le Joyeux Noël laïc fêté en clusters par les chers citoyens de Vive la République.

(Autoportraits réalisés entre 2016 et 2018, de Verlinghem à Wattignies.)