/3 : Et une bonne année

Ce matin, la radio annonce 350 000 pertes pour les producteurs de foie gras (qu’ils soient gavés en enfer jusqu’à l’explosion). Où l’on constate à quel point les animaux sont réifiés par mes pairs. Vous, mes amis à plumes, sans doute êtes-vous soulagés, au fond : la main qui vous torturait a été contrainte d’abréger vos souffrances, de mettre un terme au martyre qui vous aura tenu lieu de vie. Si ça peut vous rassurer, mes pairs comptent leurs propres morts à seule fin de savoir quand les restaurants pourront rouvrir de sorte qu’ils pourront de nouveau, les lèvres grasses et l’haleine fétide, féliciter un cuisinier pour la cuisson de votre cadavre. Si vous vous demandez comment des êtres si dépourvus d’empathie peuvent se féliciter de se reproduire, la réponse est dans votre question, mes canards, à savoir dans le pronom réfléchi.

(Manif au parc de la Glissoire, Avion.)

J’éteins la radio avant de la fracasser contre un mur et m’en vais courir, un peu plus tard que d’habitude, mauvaise idée. Les villes déjà se réveillent. Je remarque une campagne de publicité pour l’arrivée de la 5G à Lens, ce qui, à en juger par la forme du message (ponctuation, police et taille de caractères) doit être considéré comme une nouvelle terriblement excitante. Cette fois encore, je fais preuve d’optimisme. Je me dis, C’est un regard hâtif sur la situation qui t’induit en erreur. Ne fais pas ta vieille conne : non, il n’est pas incohérent de nous imposer la 5G en pleine urgence écologique, c’est au contraire lucide et courageux. Car en haut lieu, on sait bien que la planète est une vaste poubelle et que vaste poubelle elle restera jusqu’à l’extinction d’homo sapiens et pendant quelques (centaines de) millénaires encore après son passage ; en haut lieu, on sait que l’avenir d’homo sapiens sera confiné, alors autant s’achever dans de bonnes conditions techniques, enfermé chez soi dans le nouveau monde plus vif que nature.

La virtualité n’est pas une nouvelle manière d’être au monde, c’est un monde à part entière. Dans quelques décennies, le déterminant aura changé, insensiblement : la virtualité sera le monde.

(Pylône sur un terril de Fouquières.)

Je croise quelques ados en route pour l’abribus. Leur observation, favorisée par le fait que je les vois sans être vue d’eux (ce qui peut s’avérer dangereux à certains points de l’espace public), alimente ma réflexion. Ainsi, une autre erreur serait de penser qu’il est triste de naître et de grandir dans ce contexte apocalyptique, dans la mesure où les jeunes générations n’ont du monde que des représentations pixélisées, traversant la vie le front incliné vers la lueur de leur téléphone, le masque sous le menton, le cerveau bruissant d’émoticônes. Pour l’instant ces jeunes gens cohabitent avec des antiquités qui ont vu et connu autre chose mais dans une cinquantaine d’années, le monde que nous avons aimé aura disparu avec nous et ne manquera plus à personne.

Vers la fin de cette réjouissante course à pied, plusieurs voitures me grillent un passage protégé, frôlant mes tibias les unes après les autres sans un regard et me donnant la sensation intense de ma fragilité osseuse et de ma liberté absolue, car comment être plus libre qu’en n’existant pas pour les autres ? Combien d’entre nous, interrogés sur le super-pouvoir qu’ils rêveraient d’avoir, choisissent l’invisibilité ? Moi, je sais lequel je choisirais.

(Détritus sur un terril de Grenay.)