Chaque fois que je me rends à Lille par les berges de la Deûle, je me sens chez moi ; pédaler sur ces chemins de halage me fait l’effet de me blottir dans des bras protecteurs. C’est à l’approche d’Haubourdin que je commence à sentir une boule d’anxiété se former dans mon plexus, parce que je sais qu’après la Canteraine, c’en sera fini de la douceur, de la quiétude et du silence, je serai plongée dans un maelstrom de voitures, de vélos et de piétons forcenés, irrationnels et agressifs. Quand on vit en dehors des grandes villes, on oublie cette espèce d’effervescence pour rien, autogénérée, encore plus oppressante que ridicule. Parmi les millions d’individus et de véhicules qui semblent trouver normal de s’infliger un tel mode de vie, j’ai l’impression d’être dans une cuvette de toilettes cosmiques et que quelqu’un vient de tirer la chasse d’eau. Je pensais à ça, hier après-midi, en roulant sur ce que, dans La geste permanente de Gentil-Coeur, j’appelle la berge en effondrement, quand il m’est arrivé quelque chose de très étrange. Je me trouvais exactement ici, à l’est du canal (dans ce qui aurait été l’ombre du pylône s’il y avait eu un soleil) ; j’étais donc à Gondecourt et j’ai tourné la tête vers la rive d’en face, où l’on est à Wavrin et où s’alignent une dizaine d’habitations – derrière elles, des champs et un ruisseau qui s’appelle la Tortue.

De mon côté ça ressemblait à ça.

Devant moi, le pont du Je t’aime annonçait la fin de la berge en effondrement.

Et voici ce que j’ai vu en tournant la tête.

Ce qui s’est passé alors : l’image de la petite maison blanche a soulevé en moi un tel afflux de sensations et de pensées confuses que j’ai dû descendre de vélo. Je suis restée là interloquée, à observer la maison. Une péniche était passée quelques minutes plus tôt et la surface du canal était toujours agitée de vaguelettes, sur lesquelles une foulque silencieuse se laissait bercer ; je n’entendais que le clapotis de l’eau, qui par intermittence venait se briser contre la berge, et le bourdonnement de l’électricite au sommet du pylône. Je regardais la maison, les organes en vrac comme si on m’avait secouée très fort, et j’essayais de comprendre ce qu’elle essayait de me dire. Elle semblait condenser toutes les vies que je n’avais pas vécues et ne vivrais jamais ; je ne pourrais dire plus précisément ce qu’elle me suggérait ni pourquoi elle, que par ailleurs j’avais déjà vue des dizaines de fois ; ni qualifier précisément ce dont j’étais le jouet, un mélange d’effroi et d’exaltation. Je me suis tenu la tête entre les mains. J’ai repris mon chemin quand a surgi face à moi le premier humain que je croisais depuis plus d’une heure, un grand benêt en panoplie intégrale de cycliste (je me moque gentiment de ces grands benêts : pendant qu’ils jouent aux champions, harnachés de fluo sur leurs vélos à 7000 boules, ils ne tirent pas sur des lapins). Un peu plus loin, j’ai croisé L’Imprévu.
