Allen

La première fois, je pédalais sur cette berge du canal alors que le jour commençait à décliner. J’ai dû faire demi-tour parce qu’une manoeuvre était en cours ; une grue chargeait une péniche et le quai était fermé à la circulation cycliste. J’ai alors décidé, pour ne pas simplement revenir en arrière, de faire un crochet par le bois qui m’effraie tant, au point que je ne m’y étais pas encore aventurée en deux ans de vie minière – oui, celui-là, dans le parallélogramme rouge.

Je me suis d’abord enfoncée dans la toundra, c’était assez beau en fait alors je me suis laissée aller à la bravoure et

j’ai porté-traîné-poussé Mon Bolide sur des sentiers glissants escarpés accidentés qui montaient descendaient abrupts

et je suis arrivée dans une simili-vallée entre ce qui a toute l’apparence d’un terril déguisé en talus et la carrière auprès de laquelle s’approvisionnait présentement la péniche Pégase. Je marchais sur un sol dont une vegétation sauvage et coupante masquait partiellement des milliers de gravats – briques, plaques de béton, fragments de murs, certains dont dépassaient encore des segments de tuyaux. Des lapins ont bondi dans les fourrés.

Une cabane vide mais auprès de laquelle sont encore posés deux sièges, un traditionnel chariot de supermarché ainsi que divers ustensiles paraissait inquiétante dans cet arrière-monde plutôt inhospitalier. J’ai tâché de trouver une autre sortie, pour ne pas devoir porter-traîner-pousser une nouvelle fois Mon Bolide car depuis l’aller déjà des ecchymoses dardaient sur mes chevilles et mes mollets.

J’ai escaladé la colline à l’est, découvert une friche industrielle qui évoquait un champ de menhirs et dolmens mais je ne me suis pas attardée, il fallait sortir au plus vite ; j’ai scruté les alentours, la vue était impénétrable. De retour au bas du tas, je me suis aventurée plus avant et il s’est avéré que le site n’avait pas seulement l’air impénétable, il l’était. J’ai donc dû p-t-p MB à en choper derechef écorchures et contusions. J’étais déjà contente de n’avoir croisé aucun psychokiller (mais qu’est-ce c’est ?) La nuit est tombée tout à fait, sans plus minauder ; j’ai regagné le canal et pédalé en regardant glisser à sa surface huileuse sept péniches escortées par des cormorans. De retour chez moi, j’ai découvert que mes photos étaient presque toutes ratées.

Magnificent obsession oblige, hier (le surlendemain) j’ai sauté sur MB avec du Cicalfate plein les chaussettes et je suis retournée sur les lieux, roulant sous la pluie battante du midi avec pour seule et touchante compagnie celle de mes amis les oiseaux d’eau. J’ai accroché MB sur le chemin de halage pour pouvoir escalader toutes éminences et potientiellement détaler sans devoir le porter, j’avais un jeu de clés Allen en forme de couteau suisse dans la poche de mon ciré au cas où je devrais me défendre. Je n’avais pas atteint les premiers sentiers abrupts que la batterie de mon appareil photo s’étirait en bâillant, tout juste si j’ai eu le temps de lui dire ce que je pensais de son comportement. Il n’aura pris que la photo ci-dessous.

Il faudrait donc prendre les suivantes avec un téléphone pourri dont l’appareil ne dispose même pas d’un format carré ou 16/9. Je ne suis pas allée jusqu’à la cabane, j’ai attaqué une côte plus raide que celle de l’avant-veille et qui s’est aussi avérée extrêmement glissante ; un arbre auquel j’ai tenté de me rattraper quand j’ai patiné dangereusement s’est quant à lui révélé déraciné quoique vertical, ce lieu est décidément intéressant. Là-haut, j’ai découvert une belle perspective sur la toundra, le canal et le terril d’Estevelles – dont on devine le trapèze noir en arrière-plan.

Des dolmens et des menhirs, donc,

mais aussi un bunker

et, en contrebas, des hangars aux toits d’amiante. J’ai regagné Mon Bolide et rangé mon jeu de clés Allen dans mon sac à dos. Tout ce temps, je dois l’avouer, je portais mon casque de vélo (dont j’ai surtout fait l’acquisition pour me protéger des chasseurs, ces sacs à merde – aussi naïf que ça puisse paraître) et je devais avoir l’air d’une cosmonaute en négatif puisque j’étais en noir intégral quoique moucheté de boue et que mon casque est rond, pas aérodynamique comme celui des grands benêts fluos qui roulent en meute le dimanche matin et commentent à si fort volume sonore la santé de leur entreprise que ça fait fuir les animaux.

Vous vous demandez où se trouve cet arrière-monde ? Si vous ne le devinez pas malgré la vue satellite et les quelques indications saupoudrées dans ce récit haletant, je ne peux rien faire pour vous. J’attends dans les jours à venir des informations cadastrales qui devraient m’aider à comprendre la nature de ce site ; si j’en crois les divers documents à ma disposition, il ne s’agit pas d’un terril. Les toponymes sont eux mêmes un peu étranges. Je vous les dévoilerai bientôt.