Esprits torturés

(Toutes les photos de ce billet ont été prises ce matin alors que le jour commençait à peine à se lever + sous une pluie incessante, d’où leur piètre qualité ; veuillez m’en excuser.)

Les bars LGBTQ+ se font de plus en plus rares et ne sont guère fréquentés que par des individus nés au 21ème siècle, dont le seul centre d’intérêt semble être de ciseler indéfiniment leur image, leur définition d’eux-mêmes et leur rhétorique communautaire. Comment faire aujourd’hui pour rencontrer quelqu’un ? Je connais peu de gens qui choisiraient l’endroit où ils vont vivre en se fiant à quelques photos et au descriptif d’un agent immobilier, sans être venus sur place humer les lieux, découvrir leur luminosité, leur acoustique, leur atmosphère et l’environnement dans lequel ils s’inscrivent. Mais ça ne les dérange apparemment pas d’aller sur des sites de rencontres et d’en feuilleter le sordide ennui pour choisir la personne avec qui, peut-être, ils vivront les prochaines années de leur vie. J’ai testé, ça pue le désespoir, la misère affective et le mauvais goût (selfies pris au volant de voitures, oreilles de chat, duck faces, langues tirées, mortelles contre-plongées, photos recadrées pour supprimer l’ex dont se devine encore une mèche de cheveux, couleurs baveuses, décors à se pendre, smileys, points d’exclamation, abréviations, etc.), sans parler de la teneur des annonces, dont je vous épargne un festival de citations plus déprimant qu’amusant. Je vais juste m’arrêter sur cette formule, vue plusieurs fois : « esprits torturés, passez votre chemin ! »

Cette mise en garde me frappe particulièrement parce que torturée, c’est ce dont m’a récemment qualifiée une femme – je n’y ai pas accordé d’importance sur le moment puisqu’elle me disait que j’étais un cadeau du ciel trois heures avant de me quitter par sms, j’ai donc vu dans son désir de me déconsidérer à mes propres yeux quelque chose d’assez courant : beaucoup de gens font ça, brûlent tout avant de partir, sans doute pour s’assurer qu’ils ne seront pas tentés de revenir, peut-être aussi pour que personne n’ait envie de reprendre les baux d’un truc si délabré, mais également comme les soldats pissent sur les cadavres de leurs victimes civiles, innocentes, pour se convaincre eux-mêmes qu’elles ne méritaient pas de meilleur traitement. Aujourd’hui, j’ai vu beaucoup d’arbres abattus par la tempête, déracinés ou cassés, avec des fractures moches et que j’imagine douloureuses, et j’ai pleuré. Alors je me suis dit que c’était sans doute mon empathie que les majorettes de la vie appellent un esprit torturé. Je passe très volontiers mon chemin, je laisse s’accoupler celles que rien ne touche hors des strictes limites de leur espace vital et des happy few qui le partagent, dans leur joyeux après moi le déluge. Esprits torturés, venez à moi, vous que le sort des autres vivants n’indiffère pas, vous que l’injustice et l’impuissance rend fous. Nous ne sauverons personne mais nous nous réchaufferons, nous créerons des espaces mentaux où vivre.

Je fais partie de la quarantaine d’écrivain.e.s contactés par la Mél (Maison des écrivains et de la littérature) pour faire écrire une classe sur le thème de la nature dans le cadre défini ici. Je me réjouis que quelqu’un ait repéré mes engagements pour la nature et en même temps je sais déjà que je vais devoir me brider, même si j’ai bien l’intention de faire travailler les élèves sur un axe de réflexion qui remet homo sapiens à sa juste place sur l’échelle des temps géologiques et au sein du vivant. Il va falloir que je muselle mon pessimisme.

J’ai lu Du souffle dans les mots : trente écrivains s’engagent pour le climat – ces auteurs et autrices étaient réuni.e.s sous le nom de parlement sensible –, paru en 2015, première initiative de la Mél dans cet objectif de lier nature et littérature. C’est globalement un très bon livre, malgré son titre (les terme tels que mot, page, livre, lecture, plume, encre, etc. devraient être bannis des titres de littérature générale), mais certains discours m’agacent prodigieusement, tous ceux qui parlent du monde qu’on va laisser à nos enfants et à nos petits-enfants ; ce discours est tiède et d’un spécisme désespérant mais surtout il néglige le fait que l’anthropocentrisme est écologiquement contre-productif. Le texte d’Éric Chevillard est formidable, ce n’est pas de ces discours dont le but premier (on ne nous la fait pas) est d’illustrer l’éloquence de l’orateur, il ne fait pas dans le tracé plat de la diplomatie, méprise toutes ces foutaises de CNV, il glisse ici et là quelques grossièretés très réjouissantes (la belle langue est l’inverse de ce dont nous avons besoin) et son point de vue est celui des animaux.

Dans la classe où je vais intervenir, je vais devoir mettre une sourdine à la trompette de mon antispécisme et, surtout, taire ma conviction que c’est trop tard. Je vis selon des principes écologiques depuis trente ans et on m’a dit un nombre incalculable de fois que je me punissais. Ce regard sur mon action est révélateur. Je ne me flagelle pas, faire attention aux autres formes de vie ne me prive pas mais me rend heureuse, je ne peux même pas comprendre qu’on puisse se détendre dans un bain – je ne ferais que penser au nombre de personnes qui aimeraient disposer de l’eau censée me détendre pour boire ou se laver. C’est une sensibilité, aucun discours au monde ne persuadera quelqu’un que son action individuelle compte. Beaucoup de gens commentent le réchauffement climatique et admettent que c’est terrib terrib mais ensuite vous expliquent qu’ils ont besoin de leur voiture pour aller travailler, il faut bien qu’ils nourrissent leurs gosses ; ils ont raison, au fond, quand leurs gosses n’auront plus d’air à respirer, ils n’auront plus faim et la question sera définitivement réglée.

Par ailleurs, quand je regarde l’humanité vaquer à son bullshit, ça me fait penser à la manière que nous avons, en avion, d’observer les hôtesses de l’air dans les zones de turbulences pour voir s’il faut s’inquiéter. Tant qu’elles continuent de sourire, ça va. Or, que voyons-nous autour de nous ? La croissance suit son cours, depuis un siècle elle n’a pas connu de frein notable – ni la croissance économique ni la croissance démographique. Chacun.e regarde autour de soi et constate que les autres continuent, donc ça veut dire que continuer reste d’actualité, donc que tout va bien. Les autres continuent de se multiplier (la surpopulation humaine est l’un des principaux problèmes mais personne n’en parle, tant c’est tabou – gn gn beau le bébé gouzi – et peu osent, comme le fils d’une amie, dire que procréer dans ce monde est criminel – ou pour le moins irresponsable – et en haut lieu on continue d’encourager les humain.e.s à se reproduire et de les en féliciter), les autres continuent de consommer, des affiches de 4×3 mètres annoncent dans les rues la nouvelle saison de Koh fucking Lanta, tout ça doit vouloir dire qu’il n’y a pas une telle urgence. Voilà l’espèce dominante.

Esprits torturés qui ne regardez pas l’hôtesse de l’air pour savoir si l’heure est grave, venez à moi s’il vous plaît, je me sens un peu seule. Je vous attends.