Sortir

Mes cher(e)s, mes millions d’ami(e)s,

Dans quelques jours, mon espèce infecte fêtera en toute laïcité l’anniversaire de son Sauveur et, pour ce faire, par je ne sais quel lien de cause à effet, mangera des kilos de foie gras, sans une pensée pour ce qu’aura été votre destin – vous aurez dès l’enfance vécu agglutiné(e)s dans des camps de la mort, terrifié(e)s, torturé(e)s sans relâche (mais dans des conditions d’hygiène strictes, selon des méthodes homologuées) puis froidement assassiné(e)s. Vous n’aurez eu aucune chance d’évasion. Aux yeux des humains, vous n’êtes pas des êtres vivants mais une matière première.

J’ai honte de faire partie de cette espèce, je veux sortir (d’autant qu’elle ne m’aura guère prodigué que déception, trahison, cruauté, mépris, violence, culpabilisation et incompréhension), hélas je n’ai pas les compétences pour me greffer à une autre : si je vivais parmi ceux de vos congénères qui ont la chance de connaître la liberté, je mourrais en quelques semaines de froid, de faim et de maladie (sans mentionner les chasseurs – qu’ils crèvent) car l’être humain est de constitution débile. Bien sûr, dans quelques siècles, mon espèce aura été décimée par les fruits de son arrogance, frappée par des fléaux qu’elle aura générés avec la certitude béate de sa suprématie, mais je crains qu’elle ne vous laisse pas un monde très habitable. Elle est trop orgueilleuse pour ne pas détruire ce qu’elle ne peut emporter avec elle. Mon espèce, voyez-vous, verse de l’eau de javel sur la nourriture que ne peut absorber sa panse immonde ; c’est tout elle.

Vous dire pardon en son nom serait vain. Je classe ce billet dans la rubrique « Journal de confinement » parce que je me sens, plus que jamais, enfermée, bâillonnée, ligotée dans cette civilisation que je vomis. Je veux sortir. Mais je veux garder la musique, la lumière de l’aube, le parfum de l’humus et le rire de mes amis – toutes choses que vous n’aurez jamais eu la chance de connaître. Je veux sortir mais je ne sais pas comment.