6h45, je viens de saluer Carrie sur son étang et me dirige vers le terril de Noyelles quand je vois un lièvre blessé sur le chemin, à 1,50 m de la route. Un lièvre si petit que je le prends d’abord pour un lapin. Il est étendu sur le flanc, les pattes étirées ; il n’a pas de plaie ouverte, pas de sang dans les poils. Je n’ose pas l’approcher parce qu’il a peur de moi, dès que j’esquisse un pas vers lui je peux voir le pelage clair de son ventre palpiter beaucoup trop fort, ses yeux s’écarquiller, ses pattes creuser le sol du chemin dans sa tentative désespérée de fuir. Je me tiens à distance tandis que je cherche de l’aide, appelle des numéros et tombe sur des répondeurs, il est si tôt. Je décide d’amener le lièvre chez moi en attendant 8h30 et l’ouverture de la clinique vétérinaire voisine, j’ôte ma fine écharpe de tissu pour l’envelopper dedans mais il devient fou, émet une espèce de sifflement déchirant ; je renonce à le porter pendant 3,5 km alors qu’il est au bord de la crise cardiaque et qu’il a peut-être un organe endommagé. Je pleure beaucoup, ce qui ne sert à rien, appelle des proches qui ne peuvent rien faire pour nous. Je me demande pourquoi moi, pourquoi maintenant ? Passé ce bref moment de panique égocentrique, je parviens à joindre la vétérinaire de garde, qui m’envoie vers les pompiers, les pompiers disent que ce n’est pas de leur ressort mais me demandent où se trouve le lièvre, je cours jusqu’à une plaque de rue, je dis rue Georges Rainguez à Noyelles-sous-Lens, près du pont, vous voyez ? Pas du tout, Madame. Ce n’est pas de notre ressort, me répète-t-on, désolé, voyez avec le centre communal. Au centre communal, on me répond car il est maintenant 7h, mais on me répond avec réticence – Que voulez-vous qu’on fasse ? Et moi, dis-je, je suis censée le regarder crever sur un bas-côté ? On me demande une adresse alors je m’emporte : Pourquoi vous dire où il se trouve si vous ne pouvez rien faire ? Je vais venir, me dit la voix, soudain plus conciliante, je serai là dans un quart d’heure. Je remercie treize fois. J’attends près du lièvre ; je me pose juste à côté de lui et lui parle d’une voix si douce qu’il finit par s’apaiser, les yeux moins mobiles et ses pattes cessent de ruer dans les cailloux du chemin. C’est seulement alors que je comprends ma méprise : ce serait vraiment un grand lapin. Et puis, si près de lui, je vois la forme de ses oreilles, de son museau, de ses pattes. Ce doit être un tout jeune lièvre, un enfant. Je lui dis que tout ira bien, accroche-toi, bébé, n’aie pas peur, on va te soigner puis tu retourneras dans la nature raconter à tes amis ta grande aventure chez les humains. J’essaie d’y croire quand l’employé dépose avec précaution dans un cageot le lièvre qui de nouveau siffle et rue ; j’acquiesce avec espoir quand il me dit qu’il va confier mon protégé à une association. En l’attendant, je m’étais promis de ne pas quitter le lièvre tant que je ne verrais pas de mes propres yeux des gens compétents le prendre en charge mais je ne peux pas m’imposer dans l’utilitaire de ce monsieur qui par ailleurs ne me semble pas dénué de compassion – il me dit que les gens roulent trop vite, ici, que je dois avoir froid, il caresse délicatement le flanc du lièvre avant de le poser dans le cageot puis à l’arrière de sa camionnette, d’ailleurs je n’ai pas d’autre choix que de lui accorder le bénéfice du doute, à défaut d’une confiance dont je suis devenue incapable – quelques jours après avoir constaté que même les gens qui disent vous aimer vous lâchent quand vous avez désespérément besoin de soutien, comment puis-je en toute sérénité confier un lièvre blessé à un homme qui pourrait aussi bien être un chasseur ? Mais que puis-je faire d’autre ? Sinon répéter treize fois merci – et c’est comme dire au lièvre que tout ira bien.

J’étais incapable d’apporter à ce petit être sans défense les soins dont il avait besoin, or pour rien au monde je ne l’aurais abandonné aux crocs de ses prédateurs ou à l’indifférence, voire à la cruauté des passants qui n’allaient pas tarder. Seule, j’étais totalement impuissante. Aujourd’hui, peut-être ai-je sauvé un lièvre ou peut-être ne reverra-t-il jamais les siens ni ne sentira plus le soleil réchauffer l’atmosphère au bord du ruisseau. Je vais devoir vivre avec cette incertitude.