Matana

Matana Roberts, née à Chicago en 1978, vit désormais à New York. C’est une saxophoniste et artiste pluridisciplinaire – autodidacte, précise-t-elle volontiers, à ma grande joie car je n’ai guère de considération pour les institutions prestigieuses, souvent élitistes, qui formatent les artistes ; en jazz, un apprentissage académique me semble avoir moins de sens encore que dans n’importe quelle autre discipline. Matana Roberts est prolifique mais je vais me concentrer ici sur un seul aspect de son œuvre, à savoir sur la série Coin-Coin, que publie le label Constellation (Montréal), plutôt réputé pour son catalogue post-rock (ainsi Matana Roberts joue-t-elle parfois avec des musiciens entendus par ailleurs chez Silver Mt Zion ou Godspeed You! Black Emperor – pour ne citer que ce collectif à deux têtes dont j’ai usé les disques il y a une quinzaine d’années).

(Photo de Mark Peckmezian)

Le titre Coin Coin fait référence à Marie Thérèse Metoyer, connue sous le nom de Marie Thérèse Coincoin, née à Natchitoches en 1742 et morte en 1816, esclave noire affranchie qui possédait 67 acres de terre à Melrose. Elle en a fait une plantation de tabac dans laquelle travaillaient d’anciens esclaves, créant une communauté où ceux-ci pouvaient vivre une vie bien moins rude que n’importe où ailleurs à l’époque. Elle pratiquait aussi, dit-on, la médecine. Matana Roberts serait une descendante de Marie-Thérèse Métoyer. « Elle a été le premier archétype féminin fort auquel j’ai été exposé quand j’étais enfant, mon grand-père m’appelait Coin Coin et j’ai entendu parler d’elle avant de connaître Harriet Tubman et tous ces gens », dit-elle en interview.

Coin Coin est un projet en douze chapitres, dont quatre ont été publiés à ce jour. Matana Roberts emploie le terme de “panoramic sound quilting” à propos de sa composition, mêlant free-jazz, musique concrète, techniques de jeu étendues, compositions et interpolations de gospels et autres chants traditionnels ou populaires, soit une approche globalement plus expérimentale que jazz à proprement parler. La série combine la notation conceptuelle (ci-dessous, deux exemples de ses magnifiques graphic scores), recherches historiques et journal intime, légendes et généalogie. Son approche de l’histoire des Africains en Amérique est aussi originale et puissamment évocatrice que celle d’Octavia Butler dans son roman Kindred (1979), où présent et passé se mêlent de manière vertigineuse.

© Matana Roberts

© Matana Roberts

Il y a dans le chapitre 1 de Coin Coin des passages qui donnent la chair de poule, comme l’avant-dernière piste, I Am, où le saxo hurle à la Albert Ayler et la voix rappelle les heures les plus ardentes et avant-gardistes de Linda Sharrock ou Jeanne Lee.

Voici un extrait des paroles de I Am (inutile de préciser que Matana Roberts écrit aussi merveilleusement bien) où l’on perçoit particulièrement l’entrelacement des époques dans le récit :

And I worked that land and saved every penny so I can start to buy back my children, my children, my babies
Who were taken from me and sold like cattle

(…)
All because I hustled to survive
So that others could strive, to be something more than me
I am…
…I am Coin Coin
I am Matana, I am Matana, I am…
…Coin Coin

Mais reprenons dans l’ordre.

COIN COIN Chapter One: Gens de couleur libres

Ce premier chapitre est à ce jour celui qui mobilise le plus grand ensemble ; il a été enregistré live devant un auditoire d’une trentaine de personnes. Qu’une telle perfection ait pu être captée en une seule prise a de quoi laisser perplexe. Ci-dessous, le personnel et la liste des instruments, parmi lesquels une scie musicale (jouée par l’artiste sonore expérimentale Lisa Gamble, aka Gambletron).

Matana Roberts: reeds/voice
Gitanjali Jain: voice
David Ryshpan: piano/organ
Nicolas Caloia: cello
Ellwood Epps: trumpet
Brian Lipson: bass trumpet
Fred Bazil: tenor sax
Jason Sharp: baritone sax
Hraïr Hratchian: doudouk
Xarah Dion: prepared guitar
Marie Davidson: violin
Josh Zubot: violin
Lisa Gamble: musical saw
Thierry Amar: bass
Jonah Fortune: bass
David Payant: drums/vibes

Vous pouvez écouter l’album entier ici :

Il comporte des pistes difficiles, abrasives sinon violentes, et des moments d’accalmie musicale assez trompeurs, car das ces moments même, les paroles sont terribles. On entend par exemple au début de Libation for Mr. Brown: Bid Em In… une citation d’Oscar Brown, Jr. puis Matana énumère sur une mélodie joyeuse le type d’atrocités que les maîtres font subir aux esclaves

You can hang my mister
You can drown down my sister
You can beat up my grandma
You can kick down my grandpa
You can beat me
You can slice me

et dans le même temps appelle les musiciens à la rejoindre avec toujours cette même légèreté :

All you gotta, Mr Bass
Baba-oh ba-ba-ba-ba-ba-babado
Baba-oh, yes

(…)
Oh oh oh oh Mr Drummer, please
(…)
Mr Keys can you give me some please?
A-bid me in, all you gotta do is bid me in

Dans le final, si apaisant après la tempête féroce que l’on vient d’essuyer pendant une heure et particulièrement après le déchirant I Am, la piste intitulée How Much Would You Cost? (en soi tout un programme) s’achève sur une interpolation de Danse Kalinda Ba Doom, dont voici la version du regretté Dr John, légende de La Nouvelle-Orléans.

Par cette inscription dans une tradition musicale populaire, ce chapitre m’évoque certains albums de Duke Ellington et d’Archie Shepp, notamment A Drum Is A Woman (1957) pour le premier (malgré son titre et sa pochette d’un goût plutôt moyen), avec ses personnages inventés (Mme Zajj et Carribee Joe) et réels (Buddy Bolden),

Attica Blues (1972) et There’s A Trumpet In My Soul (1975) pour le second, qui incorporent des genres de musique noire américaine plus grand public tels que soul et funk.

COIN COIN Chapter Two: Mississippi Moonchile

Nous avons ici affaire à un septet et à une musique plus jazz, moins hybride.

Matana Roberts: alto saxophone, vocals, conduction, wordspeak
Shoko Nagai: piano, vocals
Jason Palmer: trumpet, vocals
Jeremiah Abiah: operatic tenor vocals
Thomson Kneeland: double bass, vocals
Tomas Fujiwara: drums, vocals

L’album entier :

COIN COIN Chapter Three: river run thee

Matana Roberts: Alto saxophone, Korg Monotron, Korg Monotron delay, Korg Monotron duo analogue, wordspeak, early 1900s Archambault upright piano

Ici, Matana Roberts joue donc de tous les instruments – comme une autre Chicagoane dont j’apprécie beaucoup le travail, Angel Bat Dawid, dans son chef d’œuvre de 2019, The Oracle, dont voici l’extrait le plus doux et le plus euphonique quoique guère euphorique, What Shall I Tell My Children Who Are Black :

Ci-dessous, le troisième chapitre de Coin Coin entier, avec de nouveau des alternances de free jazz volcanique et de mélodies plus accessibles.

COIN COIN Chapter Four: Memphis

On revient à une formation importante : onze musiciens au total (on reconnaît quelques noms de Silver Mt Zion dans le personnel)

Matana Roberts: alto sax, clarinet, wordspeak, voice
Hannah Marcus: electric guitar, nylon string guitar, fiddle, accordion, voice
Sam Shalabi: electric guitar, oud, voice
Nicolas Caloia: double bass, voice
Ryan Sawyer: drumset, vibraphone, jaw harp, bells, voice
Steve Swell: trombone, voice
Ryan White: vibraphone
Thierry Amar: voice
Nadia Moss: voice
Jessica Moss: voice
Ian Ilavsky: voice

Matana Roberts poursuit ici l’entrelacement de compositions, de traditionnels folkloriques américains et de spirituals, de saxophone, de clarinette et de voix parlée, chantée, hurlée. Parfois, c’est le chaos (Trail of the Smiling Sphinx), parfois on s’éloigne du jazz pour gagner l’expérimental (Shoes of Gold), parfois des échos de jazz New Orleans apaisent l’esprit éprouvé par cette pyrotechnie (Fit to Be Tied), parfois on entonne un hymne simple jusqu’à la transe (Raise Yourself Up),

Live life, out loud
Live life, stay proud
Proud of who you are

et parfois on retrouve ce leitmotiv :

I am a child of the wind, even daddy said so
We used to race and I would always win
And he’d say « Run baby run, run like the wind, that’s it, the wind »
Memory is a most unusual thing

(Vous aurez sans doute reconnu dans le sublime Her Mighty Waters Run des éléments de Roll the Old Chariot Along.)

BONUS

Dans l’émission New Sounds de John Schaefer, on peut entendre Matana Roberts parler de son travail, la voir jouer quelques morceaux et cependant diriger les autres musiciens.

Pour finir, la voici interviewée par Anupa Mistry pour Red Bull Music Academy. C’est passionnant, stimulant et d’une honnêteté intellectuelle rare.

Quelques phrases tirées de cette interview qui me parlent tout particulièrement

  • à propos d’une forme individuelle de militantisme, d’une réflexion qui dépasse les cadres politiques, idéologiques et témoigne d’un engagement plus profond

« I’m a lone soldier, I’m a lone wolf person »

« I want to have progressive conversations about difference. I want to have conversations in America that go beyond the dichotomy of black and white. I thought we dealt with that. No, we have not dealt with that. »

  • à propos de création – un véritable antidote à la médiocrité triomphante

« Then, as an artist, sometimes if you get too involved in that whole world, you’ll get off the computer feeling like you creatively accomplished something, when actually, you did absolutely nothing. »

« Exploring vulnerabilities as an artist facing those creative things that scare you the most, the things that you think that you can’t do are the things you actually should be doing. »

« And I get a lot from the punk aesthetic with that where you never have to ask permission to do what it is that you want to do. You just need to do it because you don’t know if tomorrow is guaranteed. »

« Not being creative this way or being creative that way, just being creative because, again, life is so short you might as well explore what it is you need to explore before you get taken out of here to go to wherever is next. »

(Photo de Jason Fulford)