Je pense parfois aux animaux-totems ; je me demande si les Amérindiens estimeraient que le mien est le sanglier – ou la laie – dans la mesure où mon expérience avec l’animal est singulière (si j’en crois de multiples lectures et témoignages, les charges contre les humains sont exceptionnelles), dans la mesure aussi où la rencontre continue de me révéler, un mois plus tard, beaucoup de choses sur l’ordre du monde et sur moi-même, et dans la mesure enfin où les suidés se manifestent constamment à moi dans mes rêves. Trois bons critères. Depuis ce qui m’est arrivé dans la forêt, ce matin-là, on vient souvent me raconter des confrontations avec des ours et des laies – jamais avec des loups, curieusement – et il en ressort deux attitudes radicalement opposées : la mienne, qui a été de faire profil bas, ou au contraire l’attitude du dominant, qui fait le plus de bruit possible pour mettre en fuite l’animal sauvage. Il m’apparaît que je partage avec le sanglier quelques points communs : comme lui, je suis inoffensive quoique d’un abord peu commode et je peux devenir agressive quand je me sens menacée – ce que je dois, comme lui, au traumatisme d’avoir été persécutée. Lui par les chasseurs (sacs à pus), moi par des humaines d’aspect débonnaire auprès desquelles j’ai développé un petit moteur à explosion pour ne pas me laisser broyer. Ce qu’on pourrait appeler génériquement l’instinct de survie. Mais les légendes ne demandent qu’à se répandre et voici le genre d’image que l’on peut trouver sur des sites internet de chasseurs français (c’en serait presque drôle si ces barbares ne tuaient pas 600 000 sangliers par an).

Sur une illustration Deyrolle à vocation pédagogique (de ces planches murales qui ont orné les salles de classe et façonné le regard des Français.e.s pendant des générations), on peut lire ceci :

« Les sangliers détruisent les récoltes ; ils commettent souvent, la nuit, de grands dégâts dans les champs de pommes de terre ; ils deviennent dangereux pour l’homme quand on les chasse ». Traduction : Les sangliers s’alimentent ; ils se défendent quand on essaie de les tuer. Moins sympathiques en effet que les cervidés, dont je ne comprendrai jamais pourquoi ils ne ruent pas dans la face de leurs prédateurs en gilet orange.

(Dessin de John Tenniel, dessinateur historique d’Alice au pays des merveilles.)
Chaque jour, je lis que des battues sont organisées ici et là, dans ce beau pays si fier de ses traditions, pour endiguer la prolifération des sangliers. Mais que fait un individu que l’on traque dans son propre habitat ? Il le quitte, à contrecœur ; il tente de se réfugier là où, l’espère-t-il, il pourra vivre sans l’angoisse permanente de voir les siens massacrés. Sauf que les humains ont le sens de la propriété ; cette planète est la leur, bien qu’ils y soient arrivés très tardivement sur l’échelle des temps géologiques (disons que leur arrivée n’est pas passée inaperçue) et bien qu’ils aient du mal à se mettre d’accord sur le découpage du butin. Qu’un sanglier mette une patte dans une ville et on l’abat, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Il ne vote pas, ne consomme pas, ne paie pas d’impôts. J’ai tellement honte d’appartenir à une espèce aussi autocentrée, destructrice et obtuse que la mienne, une espèce capable de planter un drapeau sur la Lune.