Pourriture au paradis

Vous voyez ce chemin ? Je vous l’ai montré bien des fois. C’est la véloroute du bassin minier, entre Hénin-Beaumont et Avion. Si bucolique, si calme, charmante, avec ses écureuils, ses lapins, son coq perché.

Ce matin, j’y ai croisé un lapin décapité. J’ai mis dix minutes à me remettre de cette vision et à refouler une puissante envie de vomir, de hurler, de casser des gueules à la batte. Quand Maud Thiria et moi avons vu un sanglier décapité à Val-de-Reuil, nous avons conclu qu’un train l’avait percuté, mais Marie G. a émis l’hypothèse que ce soit l’œuvre d’un ou de taré(s) ; elle nous a dit avoir vu dans les environs un lapin pendu sous un abribus, une cigarette enfoncée dans la bouche. Pas un instant, malgré ma piètre image de l’espèce humaine, je n’avais envisagé ce genre de possibilité. Mais ce matin, il n’y avait aucun doute. Aucun animal autre qu’humain ne ferait une chose pareille. Un renard tue pour manger, il ne décapite pas pour jouer. Si je croisais les tas de merde dégénérés capables de faire ce genre de choses, je finirais en prison, je ne pourrais plus serrer la femme que j’aime contre moi, je ne pourrais plus courir, ni grimper sur les terrils. Je me contenterai donc de souhaiter à ces ordures une mort aussi douce que celle qu’ils ont pris plaisir à donner. Ce matin, j’ai fait ce que j’ai appris à faire récemment pour ne pas devenir folle au milieu de ce merdier sans nom qu’est la civilisation : j’ai détourné mon esprit de ce qu’il n’a pas le pouvoir de corriger. Je ne peux pas nettoyer la planète de ses humaines immondices, réparer les innocents blessés, assassinés, alors je cours, je pense à mon amour, à la belle vie qui nous attend, je contemple le paysage en essayant d’oublier la petite silhouette suppliciée au bord du chemin.

J’ai fait précisément ce que je m’étais promis la veille de mon départ pour Regnéville, il y a quinze jours : j’ai escaladé le 84 de Rouvroy pour assister au lever du soleil – soit depuis ce sommet :

Ce pan de grillage m’a bien plu, je l’ai beaucoup photographié ; il symbolise à mes yeux le refus de nous laisser interdire arbitrairement les points culminants de nos paysages. On a le droit de se promener avec des armes et de torturer des animaux, dans ce pays, mais pas de monter sur des tas ? Fuck you.

Je suis descendue de 84 par une face que je pratique moins que le 101 d’Hénin-B, avec vue sur les cités minières de Billy-Montigny (+ le 93 d’Harnes à l’ouest et le 98 d’Estevelles à l’est). Je voulais éviter la véloroute au retour, je ne pouvais tout simplement pas revoir ce lapin.

Après ces 20 km de course à pied, je suis allée rejoindre ma chère tatoueuse, qui a inscrit une laie sur mon avant-bras droit ; elle a écouté avec toute son empathie d’antispéciste le récit de mon lapin décapité. Je me suis sentie moins seule.