Conversion

Aujourd’hui, je veux de toute force rouler jusqu’ici. C’est comme ça, une espèce de caprice de grippe. Alors je pédale pesamment avec mon bonnet au soleil, vingt kilomètres jusqu’au chemin convoité.

C’est quelque part entre Dourges et Evin-Malmaison

et c’est assez sauvage. Tout le temps, j’ai envie de vomir comme si j’avais mangé un morceau de pneu ; rien que de penser à une huile essentielle, à toute forme de liquide ou ne serait-ce qu’à la position allongée, tout l’intérieur de mon corps veut se barrer. Des heures, des heures avec tout qui dedans menace de se ruer dehors si je laisse l’image d’une tasse de thé, d’un oreiller ou d’un flacon de sirop effleurer ma conscience. Alors je roule.

En route je vois beaucoup de belles choses et très peu d’humains puisque j’ai fait le choix de partir quand les gens se ressemblent autour de tables pour manger des animaux cuits. Par exemple, je vois un grèbe huppé assez sympathique, plutôt facétieux : Tu as déjà vu un grèbe de face ? il me demande.

Euh, je ne sais pas, je réponds. Tu t’en souviendrais, il dit en se tournant brusquement vers moi. Ce n’est pas faux.

Pour ne pas revenir sur mes pas, je décide de rentrer par la plateforme multimodale (j’ai oublié de préciser qu’à Delta 3, il y avait trois péniches, ce midi : Lolotte en cours de chargement tandis que Surcouf et Pasadena s’étaient réunies pour un barbecue, sans doute vegan – je ne pourrais l’affirmer avec certitude puisque j’ai retenu mon souffle, au cas où ce ne serait pas le cas).

Donc je viens du petit chemin bucolico-ferroviaire que j’ai tant fantasmé pendant ma retraite grippale et je gravis ce pont industriel en contemplant, à ma droite, les terrils 116, 117 et 10 qui à eux trois forment un seul tas et sont sis à Dourges limite Oignies, puis je baisse les yeux et, comme vous, je vois le drame arriver – vous le voyez, non ?

Car il y a une vie sur les plateformes multimodales : pas seulement des trains, des camions et des bateaux qui échangent des containers mais aussi des gens qui vivent là et qui, puisque vivants, risquent leur vie. Par exemple, des lapins. Vous les voyez, les lapins ?

Ok, et vous voyez qui je vois, quelques mètres derrière eux, caché derrière une espèce de bunker couvert de mousse ? Eh oui, alors qu’est-ce que je fais ? Je m’arrête, je ne peux tout de même pas ne pas intervenir.

Le renard et moi nous toisons longuement cependant que des lapins traversent la friche derrière lui à toutes pattes (on ne le devine pas sur la photo mais il y a en fait PLEIN de lapins, pas juste deux). J’ai faim, me dit l’arrogant. Et alors ? je lui dis. Moi aussi, j’ai faim, ce n’est pas pour autant que je mange des gens.

C’est culturel, il me dit : les renards sont carnivores. Et alors ? je dis. Moi aussi, je suis issue d’une culture, chou, tout le monde est issu d’une culture mais ça se bouscule, une culture. Sinon il n’y aurait pas d’homosexuels, pas de végétariens, pas de musique expérimentale. On se ferait chier. Mais j’ai faim, il dit, genre teubé. Tu sais quoi ? je hausse un peu le ton. Tu parles comme un humain. Alors ça, ça le fait réfléchir.

Merde, il dit. Merde. Et il se fait des céréales. Moi, je remonte en selle. C’est ma première virée à vélo depuis des jours et je suis heureuse d’avoir pu sauver 1. d’innocents lapins, 2. le karma d’un si beau renard. En récompense, je veux bien que ma nausée disparaisse.