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L’été s’achève. Les cinq romans de la rentrée font du tintamarre (une librairie indépendante lilloise consacre toute une vitrine à un seul d’entre eux, dont elle expose une trentaine d’exemplaires – un livre qui se vendrait aussi bien si l’audacieuse équipe en cachait ses piles sous des bâches), les profs prennent un Xanax, les chasseurs lustrent leurs fusils (qu’ils s’auto-régulent et s’entre-tuent) mais je ne veux pas. Je veux poursuivre l’été, je veux le rembobiner pour sauver des canetons par des moyens pas très légaux (mais parfois la justice n’est pas légale) plutôt que d’attendre quoi que ce soit des humains et de leurs institutions, je veux rester en demi-vacances et continuer de rouler soixante kilomètres à vélo tous les matins, je veux la rassurante proximité des animaux. Hier j’étais si déprimée de me sentir hors-humanité avec mon empathie peu partagée que j’ai traversé une forêt sans peur, je souhaitais les sangliers, je pouvais déjà presque les voir surgir – mais toujours pas. Quelles sont les probabilités qu’une même personne soit chargée deux fois dans sa vie par un sanglier ? je me suis demandé, puis j’ai regardé autour de moi, compté les humains et admis qu’il y avait effectivement des probabilités pour que ça se produise. Je me suis rappelé la première fois que je me suis aventurée dans la forêt de Phalempin, il y a quelques années ; j’avais la crainte des sangliers, déjà, et plus tard j’en ai souri, me disant que c’était bien une crainte de citadine, et c’est pourquoi j’ai ensuite agi de manière inconsidérée (pour répondre à la question amusée de mon amie Marie-Thérèse, « Qu’est-ce que tu fais dans une forêt par une aube brumeuse ? ») mais des dizaines de fois je l’ai fait sans conséquence autre que de me sentir faire partie de la faune sauvage et d’en éprouver un bonheur profond, intense, inégalable – dans la forêt la vie n’a pas besoin d’avoir un sens, tout est là. (Je rêverais de me réincarner en sanglier, n’étaient les chasseurs, ces raclures de fosse septique.)

Voici 19 photos prises la semaine dernière au cours de mes virées cyclistes.

Une aube nuageuse dans les champs, quelque part entre Haisnes et Loos-en-Gohelle ; au loin très loin, le terril d’Harnes.

Il y a les levers de soleil vus depuis les champs

(ici, en zoomant beaucoup, depuis les mêmes champs – des dizaines de kilomètres de sentiers champêtres enchâssés à des cavaliers

où l’on pourrait rouler des heures, hésitant constamment à des embranchements pleins de promesses – au loin : des bosquets, des cimetières militaires, des horizons infinis), d’autres sur les canaux (ici, sur la Deûle, juste après sa confluence avec la Souchez,

là sur le canal d’Aire mais c’est un lever pudique voilé de brume).

Parfois aussi, il y a de la route pure, du bitume sur lequel on file et le son des pneus sur le sol n’est plus granuleux, composite mais un frottement vif et continu, pour gagner vite d’autres sites où sinuer lentement dans les craquements, bruissements, crépitements. Sur ces grands axes, des fantômes de la vie pré-autoroutière m’émeuvent. Ainsi cette borne marquant la frontière entre Nord et Pas-de-Calais, à Courcelles-les-Lens,

ou ce relais routier quasi américain (dans la région, on ne compte pas les bouis-bouis dont le nom et/ou la déco comportent le motif de la Route 66),

car comme je l’écrivais dans La geste permanente de Gentil-Coeur, le bassin minier des Hauts-de-France se situe au sud des États-Unis ; pas besoin d’empreinte carbone pour aller au Texas, il suffit d’aller à Oignies :

Plus loin, après un passage à niveau de campagne qui était le prétexte de ma virée hier, du moins le point qui m’a décidée à partir vers l’est quand je suis montée sur mon vélo – la suite serait purement de l’impro – j’ai photographié ce ciel qui s’ouvrait sur le terril d’Ostricourt et c’est ensuite que j’ai traversé la forêt.

Le seul panneau qui m’ait fait changer de chemin dans la forêt était assez original, je n’en avais encore jamais croisé de tel (je passe souvent, en revanche, des panneaux annonçant des risques chimiques) : Danger zone pyrotechnique. Étonnant.

Ici, à Courcelles, un cormoran guette le passage d’une péniche pour s’engouffrer dans son sillage – on voit souvent des cormorans voler à la suite des péniches pendant quelques centaines de mètres puis ils reviennent à leur perchoir habituel (ceux-ci – il y en avait trois – n’étaient pas en hauteur, bizarrement).

Un autre matin, un autre chemin de halage, d’autres oiseaux d’eau. Une photo d’automne prise un matin d’été où je portais un short, un coupe-vent, des gants et une écharpe et au fil des heures me suis retrouvée en T-shirt et ruisselante.

Ces pylônes sont parmi mes préférés ; ils ne grésillent pas comme les traditionnels et c’est moins effrayant de rouler sous leurs lignes.

Les marais d’Annequin, tôt le matin : image et son – les oiseaux font de la techno.

La vue depuis le terril 115 dit du Téléphérique de Libercourt, où je n’étais pas retournée depuis la disparition de Dame Sam, c’était bouleversant mais nécessaire. J’aime ces strates de paysages, on dirait presque un collage.

Il ne faut pas négliger la capacité qu’a le territoire à tirer des sourires attendris dans le registre K&LC – qu’il s’agisse d’art municipal, comme ici à Libercourt toujours,

ou d’art de jardin, comme ici à Sains-en-Gohelle, avec cet estuaire en trompe-l’œil que jouxte un véritable ruisseau (il coule de la fausse grotte à droite jusque dans un bassin, car il n’y a pas de sécheresse qui tienne quand il s’agit d’abreuver le rêve).

Il y a aussi les travées fantômes des anciens cavaliers, ces palimpsestes protéiformes – ici à Courrières, vers le pont rouillé près de la confluence.

Et pour finir, il y a (beaucoup) l’invasion de la campagne par des zones industrielles en perpétuelle expansion – palimpsestes futurs, et billet à venir, dont voici un teaser très graphique.