Poésie batelière

Dans Je respire discrètement par le nez, je livrais un texte en forme de pochette surprise intitulé Poésie hippique et qui recensait 107 noms de chevaux de course. Le voici :

« Poésie hippique

Secretariat, Peintre Célèbre, Blushing Groom, Brigadier Gérard, Divines Proportions, Electrocutionist, Fanfreluche, Edredon, Joyau d’Amour, Nice Love, Fée Des Iles, Premier violon, Play It Again, Couleur Du Nord, Belle Allure, Under The Sun, Joyeuse D’Or, Salut Lisa, Magie D’Un Soir, Only Du Lys, Opinel Du Sceux, Odyssée De Féline, Night Du Lys, Otarie Du Rib, Orchestra Sautonne, Nuit De Mars, Oasis Charmeuse, Notre Guerrier, Modèle Du Clos, Nicotine Cébé, Noble Javanaise, Matin De Manche, Papy De La Potel, Paris Is Magic, Pocket Money, Produit Fier, Perfect Charm, Quelle Star, Quelle Fusée, Quetsche Magique, Quality Charm, Gogol, Crocolyrique, Csik To Cheek, Captain Beefheart, Quelle Fiesta, Vélodrome, Heart Of Love, Anthologie, Art Martial, Highest Dancer, Big Time, Lost Sun, Brave Pile, Antigel, Mon Ami Jean-Paul, Sunrise Spirit, Call Me Blue, Noble Emeraude, Nuit Torride, Noble Nénette, Porte Carte, Professional, Loufoque Dairie, Mon Vittel, Pin Up Honey, Princesse Vaumissel, Pin Up De L’Être, Passion Fatale, Petite Folle, Péché De Vigne, Phryne Du Dollar, Praline Du Lys, Planète Foot, Préférence, Quartz Super, My Cause, Sea Of Grass, Half Crazy, By Far, So Long, Rêve D’Empire, Testiglass, River First, Ras Tafarii, Flying Bomb, Rock And Roses, Trésor Précieux, Héritière Céleste, Momie, Double Dollar, I Love Loup, Earth Planet, Danse Du Soir, Si Sismique, Big Stormy Moon, Un Rendez-Vous, Bright Style, Âme Lune, Doctor Dance, Fil D’Or, Sport Complete, Le Bonheur, Régal Viking, Take And Run, Blonde Des Aigles, Fleur Enchantée, et j’en passe »

***

Aujourd’hui, je suis en mesure de vous offrir non pas 107 mais 197 noms de péniches que j’ai croisées sur les canaux d’ici, à savoir sur le canal d’Aire, celui de la Deûle et celui de la Scarpe.

(Ci-dessus, Jules Verne talonne Vega à la frontière d’Hénin-Beaumont et de Courrières.)

Quelques précisions :

– Je ne vais pas cesser de noter leurs noms dans mon carnet au prétexte que j’aurai posté cette liste ; elle n’est pas figée, c’est un travail au long cours.

– Aujourd’hui, je connais très bien certaines de ces péniches et les reconnais de loin ; hier, par exemple, j’ai dit « Ça alors, ce ne serait pas Ghost Sniper ? » J’étais surprise parce que je ne l’avais jamais vue à Santes auparavant. « Bisous à Beuvry ! » lui ai-je lancé. Je reconnais aussi très bien Memphis, Viking, Vega et, s’il peut m’arriver de confondre Pasadena et Savannah, c’est bien parce qu’elles s’habillent tout pareil et traînent dans les mêmes rades (essentiellement la plateforme multimodale Delta 3).

(Savannah entre Meurchin et, en face, Vendin-le-Vieil.)

– Je me suis prise de passion pour les péniches cet été ; je vous en ai d’ailleurs montré un certain nombre, notamment ici. J’ai commencé à relever leurs noms le jour où j’ai croisé Tchiki-Boum ; ce fut ce qu’il convient d’appeler un coup de foudre onomastique.

(Tchiki-Boum à Douai.)

Elle ouvre donc le texte inédit que voici :

Poésie batelière

Tchiki-Boum, Popette, Traviata, Stewball, Macumba, Kon-Tiki, Tida-Kira, Loukoum, Hudson, Pasadena, Savannah, Memphis, Portland, Kansas City, Denver, El Paso, Milwaukee, Oklahoma, Adelanto, Bethesda, Tunica, Lakota, Country, Bibifoc, Top Gun, Speed, Sméagol, Avengers, Alamo, Ravetea, Jama, Dahlia, Ghost Sniper, Radar Taupe, Furious, Tous-Nerfs, Azimut, Venera, Avary, Bayard, Dolax, Remacum, Kustrif, Zagor, Cripayo, Sosanto, Shelendo, Defey, Kerzel, Welfra, Cambio, Morena, Aldo, Doma, Jado, Anex, Pantra, Wiclo, DC Mosa 1, Ginard, Vega, Mondor, Faraday, Pouchet, Louise Michel, Masséna, Jules Verne, Surcouf, Rives de la Meuse, La Vézère, Amazone, Ardenne, Sermaizien, Tréport, Paris, Isola Doma, Isola Bella, St. Barth, Saona, Castille, Merina, Benguela, Smolensk, Smirnoff, Norway, Paraguay, Sherpa, Tabor, Kingston, Big Ben, Beverwaard, Biberach, Olako, Stoupan, Unesco, Esclave, Samaritain, Njörd, Jaël, Freyja, Apis, Osiris, Hermes, Morphée, Nemesis, Poséidon, Saturnus, Pégase, Psyché, Tantra, Deo Date, Uni Deo, Cum Deo, Dieu aboie-t-il ?, Ostara, ND du Perroy, Alizé, Athena, Blizzard, Libeccio, Corylophilda, Cougar, Espadon, Marlin, Cœur d’Océan, Oceanos, Oceanic, Nautica, Aquarius, House Boat, Workshop Boat, La Galère, Salto, Solist, Violento, Filou, Remuant, Turbulent, Surprenant, Trépidant, Chahuteur, Invincible, Diligence, Perpétuel, Imprévue, L’imprévu, Impuls, Probe, Prodest, Colporteur, Nomade, Destin, Le Temps, La Paix, Bon Espoir, Serenitas, Good Luck, Apocalypse, Armageddon, Ocarina, Carina, Ben, Kenza, Alain, Béatrice, Colas, Jessica, Gay, Priscilla, Melina, Léo, Sylvaine, Sébastien, Farida, Homer, Lydia, Marcel, Netty, Samantha, Cédric, Mélanie, Émilienne, Teddy, Gaëlle, Kendall, Lucette, Gaston, Johanna, Elizabeth, Natacha, MH, Aloha, Rudyange, Isajohn, Pa-My, Ber-Mel, Ben-Gus, Will-Teir, Jor-Ali, Ja-Dy, OK Fred et j’en passe

(Linge à Flers-en-Escrebieux.)

Notez que le dernier nom, OK Fred, ferait un super nom de cheval – comme bien d’autres, d’ailleurs.

(Tréport à l’écluse de Cuinchy.)

(Colporteur entre Annoeulin et, en face, Don.)

(Trépidant et Surprenant à Estevelles – leurs voisins sont Remuant et Chahuteur.)

(Denver à Bauvin – la photo est ratée mais je l’ai sélectionnée pour le plaisir de la légender.)

(Country entre Carvin et, en face, Harnes ; la photo est ratée mais j’aime ce nom et sa graphie – je ne suis pas en train de m’excuser, ok ? J’explique, c’est tout, rien ne dissone.)

(Marlin à Douvrin, un matin d’été très tôt.)

(Péniches à Beuvry, un matin d’été encore plus tôt tôt tôt)

Je ne poste pas mes 211 photos de péniches (à ce jour) mais seulement 11. C’est plus raisonnable et néanmoins très frustrant.

Taxon solo vs Match ultime

Parfois, je me sens comme le dernier spécimen d’une espèce en voie d’extinction qu’aucune loi ne protègerait parce que l’espèce n’aurait jamais été répertoriée. J’ai mon cri, comme toutes les espèces en ont un et il arrive que des organismes possédant certains caractères taxinomiques proches des miens pensent me comprendre alors je frétille et ils frétillent de sorte que nous frétillons de conserve mais, quand ils me répondent, il apparaît qu’un mot de ma langue leur évoquait un mot de la leur désignant une notion ou un objet qui dans la mienne n’existent pas. D’où l’émerveillement inépuisable que suscite chez moi la proximité en apparence complice d’individus issus d’espèces différentes – celle d’une foulque avec un canard, par exemple ou, plus étonnante encore et que j’ai cependant maintes fois observée (mais hélas jamais photographiée), celle d’une poule d’eau avec un lapin.

Parfois, je fais taxon toute seule, à mon corps défendant. Je regarde autour de moi, anxieuse, et je me demande, Où sont les autres ? Puis un jour tous les taxons seront éteints, comme le mien. Et alors, au point où on en sera, quelle différence au fond ç’aura pu faire que le mien soit solo ou pas ? Franchement. En attendant, où sont les autres ?

D’autres fois, je reçois un mail qui me dit « ton cas m’apparaît à la fois bien mieux barré que le mien en termes de gisement potentiel mais plus mal barré en termes de taux de match » et, bien que ce lexique ne soit pas le mien, l’usage qui en est fait me paraît plus proche de mon langage que bien des rhétoriques dans lesquelles on croirait entendre des échos de mon cri. Après avoir étudié la question, il me semble pouvoir dire que le match ultime avec un autre individu verrait se combiner une langue commune et une complicité fondamentale tandis que le désastre ordinaire qui fait de moi un taxon solo tient à ce que je ne partage ni l’une ni l’autre avec le plus gros du gisement. Mais j’y crois encore ; j’attends ; à force, je deviens presque patiente.

CNV (1) : une saynète

Le langage se porte très mal en cette ère de communication, de rhétorique et de censure. J’ai décidé d’écrire une série de saynètes pour tourner en dérision divers usages qui me répugnent tout particulièrement. Rire de ce qui m’échappe, je ne vois plus que ça. J’essaierai, autant que possible, d’éviter les didascalies – ne sont-elles pas en quelque sorte la signalétique du théâtre ? Pour commencer, une historie presque vraie.

A – Excuse-moi…
B – …
A – S’il te plaît ?
B – …
A – Excuse-moi mais tu me marches sur le pied.
B – Qu’est-ce que tu essayes de faire ? De me culpabiliser ?
A – Pas du tout, c’est juste que ça me fait mal, en fait.
B – Non.
A – Euh. Comment ça, non ?
B – Tu n’as pas mal, c’est du chantage.
A – Aaaaaah… Attends, je crois que l’ongle de mon petit orteil est en train de
B – Je ne t’écoute plus, tu es une manipulatrice.
A – Mais mon ongle,
B – Laisse-moi tranquille, tu m’as suffisamment blessée.
A – Putain mais tu vas virer ton gros talon dégueulasse de mon orteil, saloperie ?
B – Bravo ! Culpabilisante, agressive, ordurière, putophobe et grossophobe. Quelle finesse… Tu vois bien qu’on ne peut pas parler avec toi.

Une épiphanie

Chaque fois que je me rends à Lille par les berges de la Deûle, je me sens chez moi ; pédaler sur ces chemins de halage me fait l’effet de me blottir dans des bras protecteurs. C’est à l’approche d’Haubourdin que je commence à sentir une boule d’anxiété se former dans mon plexus, parce que je sais qu’après la Canteraine, c’en sera fini de la douceur, de la quiétude et du silence, je serai plongée dans un maelstrom de voitures, de vélos et de piétons forcenés, irrationnels et agressifs. Quand on vit en dehors des grandes villes, on oublie cette espèce d’effervescence pour rien, autogénérée, encore plus oppressante que ridicule. Parmi les millions d’individus et de véhicules qui semblent trouver normal de s’infliger un tel mode de vie, j’ai l’impression d’être dans une cuvette de toilettes cosmiques et que quelqu’un vient de tirer la chasse d’eau. Je pensais à ça, hier après-midi, en roulant sur ce que, dans La geste permanente de Gentil-Coeur, j’appelle la berge en effondrement, quand il m’est arrivé quelque chose de très étrange. Je me trouvais exactement ici, à l’est du canal (dans ce qui aurait été l’ombre du pylône s’il y avait eu un soleil) ; j’étais donc à Gondecourt et j’ai tourné la tête vers la rive d’en face, où l’on est à Wavrin et où s’alignent une dizaine d’habitations – derrière elles, des champs et un ruisseau qui s’appelle la Tortue.

De mon côté ça ressemblait à ça.

Devant moi, le pont du Je t’aime annonçait la fin de la berge en effondrement.

Et voici ce que j’ai vu en tournant la tête.

Ce qui s’est passé alors : l’image de la petite maison blanche a soulevé en moi un tel afflux de sensations et de pensées confuses que j’ai dû descendre de vélo. Je suis restée là interloquée, à observer la maison. Une péniche était passée quelques minutes plus tôt et la surface du canal était toujours agitée de vaguelettes, sur lesquelles une foulque silencieuse se laissait bercer ; je n’entendais que le clapotis de l’eau, qui par intermittence venait se briser contre la berge, et le bourdonnement de l’électricite au sommet du pylône. Je regardais la maison, les organes en vrac comme si on m’avait secouée très fort, et j’essayais de comprendre ce qu’elle essayait de me dire. Elle semblait condenser toutes les vies que je n’avais pas vécues et ne vivrais jamais ; je ne pourrais dire plus précisément ce qu’elle me suggérait ni pourquoi elle, que par ailleurs j’avais déjà vue des dizaines de fois ; ni qualifier précisément ce dont j’étais le jouet, un mélange d’effroi et d’exaltation. Je me suis tenu la tête entre les mains. J’ai repris mon chemin quand a surgi face à moi le premier humain que je croisais depuis plus d’une heure, un grand benêt en panoplie intégrale de cycliste (je me moque gentiment de ces grands benêts : pendant qu’ils jouent aux champions, harnachés de fluo sur leurs vélos à 7000 boules, ils ne tirent pas sur des lapins). Un peu plus loin, j’ai croisé L’Imprévu.

Fissurielle

Cette nuit, je me suis réveillée avec une phrase dans la tête comme une mélodie : le bruit du verre, l’instant avant qu’il ne se fissure.

Plus tard, le jour s’est levé à Douvrin, il a gonflé un grand ciel rose et bleu à la fois, un ciel ielle, puis le ballon a disparu dans les nuages fuligineux.

Lâche pas la patate

Expression cajun qui s’applique idéalement à mon potager. Ci-dessous, mes pommes de terre prises en photo à la fleur de l’âge. Aujourd’hui, j’ai dû toutes les déterrer, un mois et demi avant l’échéance mais in extremis avant que le mildiou ne les achève – plus radicalement que les gastéropodes, bien que, pendant trois mois, j’en aie acheminé des dizaines chaque jour vers la bande boisée qui sépare mon jardin de la cour du lycée (j’appelais ça la navette).

Tant d’amour et de travail pour quatre cageots, pourrait-on se dire, mais les tubercules me le rendent bien et j’ai trouvé de nombreux cœurs parmi mes miraculées.

Les courgettes luttent bravement, elles aussi, bien que certaines aient été dévorées de l’intérieur par des bébés limaces (et on dit que les enfants sont innocents – je n’y ai jamais cru).

Et l’aubergine aussi tient bon.

Mais les tomates dépérissent inéluctablement, le mildiou les boulotte sans hâte, gagnant chaque jour quelques millimètres.

L’autosuffisance, ce n’est pas pour demain.

Des loques

je passe la serpillière quand soudain
j’ai une pensée pour ceux que l’on
dit loques – oh sans prétendre juger
de qui est loque et qui pas loque
mais enfin ce sont des choses qui se
disent des choses que l’on dit malgré
qu’on en ait alors pourquoi pas y
penser en passant le balai ?

on ne naît pas loque, on se fait loque
me dis-je ainsi raclette en main
voire on est fait loque par quelque
perversité narcissique sous l’emprise
de laquelle on croupit quand on s’est
laissé capturer comme au lasso car
un pervers ne se repère pas à tous
les coups : il y a des pervers mous
alors on s’enfonce sans résistance
dans leurs sables mouvants et on en
ressort loque, essoré – si l’on en sort
car il en est qui passifs voient les
décennies se succéder sans espoir
d’esquiver leur despote et s’éteignent
dans le silence où seuls bruissent
leurs chaussons glissant sans force
sur le sol tapissé des miettes molles
qu’ils laissent traîner – car pourquoi
ramasser ce qui reviendra ? se dit
l’humaine loque pour qui chaque
jour est le décalque des autres tant
la loque manque de goût pour tout

bien que victime ça ne suscite pas
la sympathie une loque mais plutôt
des soupirs de lassitude : tel est le
triste sort des loques que de suffoquer
en faisant se lever les yeux au ciel
comme une nuée de mouettes
c’est ce que je me dis encore en
rinçant la serpillière ensuite de quoi
je laisse à mon tour les loques pour
aller vaquer à mes petites activités


La confiance

6h45, je viens de saluer Carrie sur son étang et me dirige vers le terril de Noyelles quand je vois un lièvre blessé sur le chemin, à 1,50 m de la route. Un lièvre si petit que je le prends d’abord pour un lapin. Il est étendu sur le flanc, les pattes étirées ; il n’a pas de plaie ouverte, pas de sang dans les poils. Je n’ose pas l’approcher parce qu’il a peur de moi, dès que j’esquisse un pas vers lui je peux voir le pelage clair de son ventre palpiter beaucoup trop fort, ses yeux s’écarquiller, ses pattes creuser le sol du chemin dans sa tentative désespérée de fuir. Je me tiens à distance tandis que je cherche de l’aide, appelle des numéros et tombe sur des répondeurs, il est si tôt. Je décide d’amener le lièvre chez moi en attendant 8h30 et l’ouverture de la clinique vétérinaire voisine, j’ôte ma fine écharpe de tissu pour l’envelopper dedans mais il devient fou, émet une espèce de sifflement déchirant ; je renonce à le porter pendant 3,5 km alors qu’il est au bord de la crise cardiaque et qu’il a peut-être un organe endommagé. Je pleure beaucoup, ce qui ne sert à rien, appelle des proches qui ne peuvent rien faire pour nous. Je me demande pourquoi moi, pourquoi maintenant ? Passé ce bref moment de panique égocentrique, je parviens à joindre la vétérinaire de garde, qui m’envoie vers les pompiers, les pompiers disent que ce n’est pas de leur ressort mais me demandent où se trouve le lièvre, je cours jusqu’à une plaque de rue, je dis rue Georges Rainguez à Noyelles-sous-Lens, près du pont, vous voyez ? Pas du tout, Madame. Ce n’est pas de notre ressort, me répète-t-on, désolé, voyez avec le centre communal. Au centre communal, on me répond car il est maintenant 7h, mais on me répond avec réticence – Que voulez-vous qu’on fasse ? Et moi, dis-je, je suis censée le regarder crever sur un bas-côté ? On me demande une adresse alors je m’emporte : Pourquoi vous dire où il se trouve si vous ne pouvez rien faire ? Je vais venir, me dit la voix, soudain plus conciliante, je serai là dans un quart d’heure. Je remercie treize fois. J’attends près du lièvre ; je me pose juste à côté de lui et lui parle d’une voix si douce qu’il finit par s’apaiser, les yeux moins mobiles et ses pattes cessent de ruer dans les cailloux du chemin. C’est seulement alors que je comprends ma méprise : ce serait vraiment un grand lapin. Et puis, si près de lui, je vois la forme de ses oreilles, de son museau, de ses pattes. Ce doit être un tout jeune lièvre, un enfant. Je lui dis que tout ira bien, accroche-toi, bébé, n’aie pas peur, on va te soigner puis tu retourneras dans la nature raconter à tes amis ta grande aventure chez les humains. J’essaie d’y croire quand l’employé dépose avec précaution dans un cageot le lièvre qui de nouveau siffle et rue ; j’acquiesce avec espoir quand il me dit qu’il va confier mon protégé à une association. En l’attendant, je m’étais promis de ne pas quitter le lièvre tant que je ne verrais pas de mes propres yeux des gens compétents le prendre en charge mais je ne peux pas m’imposer dans l’utilitaire de ce monsieur qui par ailleurs ne me semble pas dénué de compassion – il me dit que les gens roulent trop vite, ici, que je dois avoir froid, il caresse délicatement le flanc du lièvre avant de le poser dans le cageot puis à l’arrière de sa camionnette, d’ailleurs je n’ai pas d’autre choix que de lui accorder le bénéfice du doute, à défaut d’une confiance dont je suis devenue incapable – quelques jours après avoir constaté que même les gens qui disent vous aimer vous lâchent quand vous avez désespérément besoin de soutien, comment puis-je en toute sérénité confier un lièvre blessé à un homme qui pourrait aussi bien être un chasseur ? Mais que puis-je faire d’autre ? Sinon répéter treize fois merci – et c’est comme dire au lièvre que tout ira bien.

J’étais incapable d’apporter à ce petit être sans défense les soins dont il avait besoin, or pour rien au monde je ne l’aurais abandonné aux crocs de ses prédateurs ou à l’indifférence, voire à la cruauté des passants qui n’allaient pas tarder. Seule, j’étais totalement impuissante. Aujourd’hui, peut-être ai-je sauvé un lièvre ou peut-être ne reverra-t-il jamais les siens ni ne sentira plus le soleil réchauffer l’atmosphère au bord du ruisseau. Je vais devoir vivre avec cette incertitude.

/ 3 : Chaussons

plus je suis fatiguée moins je sens que je cours
c’est facile et pendant un peu plus d’une heure
malgré le givre qui mordille, je n’ai pas froid
tandis qu’à la maison si, assise j’ai froid dedans
et faim de nouveau quand la nausée bâille alors

j’ai fait des chaussons avec les pommes que ma
nouvelle éditrice m’a apportées mardi ce sont
mes premiers chaussons aux pommes de la vie
diminuée, les gestes sont revenus spontanément
et je n’ai pas pleuré parce que je n’ai plus d’eau
dedans, ni chaleur ni eau ni parfois rien du tout :
il arrive que la douleur reste collée hors de vue
– une chaussette dans un tambour de machine –

et quand elle revient, le sang fouette l’intérieur
de mon crâne, aussi abrasif que du sable pulsé
par pression et grand débit d’air et la tête tourne
– ainsi, quand j’ai décollé du mobilier urbain
les affichettes de Dame Sam a disparu et que
sur les photos elle me dardait son regard vert
impérial. ce matin alors que je courais dans la
nuit scintillante je lui ai dit Mon bébé, envoie
-moi une étoile filante et j’ai imaginé son regard
vert cligner nonchalamment bien sûr car cette
petite chipie chat n’en a jamais fait qu’à sa tête