Tôt (2)

Tous les matins, je mets mon réveil à 5h pour être dans la nature quand le jour se lève et courir dans les éclats d’or que les feuillages découpent sur les sentiers, dans les bois, le long des prairies ondoyantes.

La nature est tendre, ses couleurs mélancoliques, ses parfums à la fois subtils et profonds, ses sons mystérieux et purs ; tôt le matin, aucune présence humaine sinon la mienne ne gâche la plénitude de la nature – et j’en ressens un peu de honte mais encore plus de gratitude, même si je vois bien que les lapins me fuient. Au bord du ruisseau, je découvre qu’ils s’entendent bien avec les poules d’eau et cette pensée me rend joyeuse – jusqu’à ce qu’ils se jettent tous dans les fourrés à mon approche, alors je suis embarrassée. Je fais le moins de bruit possible, cours sur la pointe des pieds la plupart du temps, pour ne pas trop déranger.

Un faon traverse le chemin sur lequel je cours, à deux mètres de moi, il surgit des herbacées plus hautes que lui et disparaît aussi vite derrière une haie touffue hérissée de ronces. Je me demande si c’est le petit de la biche (à moins que ce ne soit une chevrette) que j’ai vue jeudi dernier (le gabarit me laisse penser qu’il s’agit plutôt de chevreuils et chevrettes mais j’ai plusieurs fois entendu des cris qui avaient tout du brame, or j’apprends que le chevreuil aboie ; pour savoir à qui j’ai affaire, il faudra que je tâche, lors de notre prochaine rencontre, de regarder discrètement les fesses du cervidé pour voir si l’on y trouve ce que l’on appelle un miroir blanc, soit une tache érectile – en forme de cœur pour les filles, tiens donc). Ensuite, le faon est quelque part sur l’image ci-dessous.

Dans les paysages profus qu’embrasse mon regard au fil des kilomètres se trouvent d’autres mammifères que moi mais je ne les vois pas. Les bois et les prairies bruissent de présences furtives et de loin en loin on peut entendre des cris et des chants plus gracieux que ceux de mon espèce – mais il faut pour cela y plonger très tôt, avant l’arrivée des joggeurs fluo, des familles avec leurs gamins braillards et des bandes de potes qui font des feux sous les bouleaux. Le paradis n’est pas un seulement lieu, c’est aussi un moment, c’est un lieu à un moment – le paradis est éphémère ; par chance, il est cyclique.

Martinet

Hier soir, j’écoute à la radio la rediffusion des Grands entretiens d’Éliane Radigue avec François Bonnet. Quand ils parlent, je pose mon livre, et le reprends pendant les plages musicales. Je ne suis, faut-il le rappeler ? une puriste de rien.

(Éliane Radigue à l’œuvre. Je ne sais pas de qui  est la photo.)

Je finis de relire The First Person and Other Stories d’Ali Smith. Dans la nouvelle éponyme, j’apprends incidemment des choses sur le martinet noir, des choses qui ne m’avaient pas tant marquée lors de ma première lecture, il y a moins d’un an :

« You’re looking at the sky. I follow your gaze and see you’re watching the flight of the summer swifts; they’re just back from the south.
Is it them that are the birds that sleep on the wing? you say.
Yes, I say.
Wow, you say. And never land on the ground? And keep flying, and have to do their nests up high so they won’t touch the ground, and have to keep the momentum going?
Yes, I say.
Imagine, you say.  Like a song that never ended, like a constant ever-evolving music, like you’d just keep going with it, even when you’re asleep. »

La musique que le personnage décrit, a constant ever-evolving music, pourrait être une pièce d’Éliane Radigue, disons  L’Île Resonantel’une des rares œuvres musicales que je cite dans le manuscrit dont j’ai posé le point final ce soir (à savoir un roman de fantômes ayant pour cadre le quartier du Blosne, à Rennes).

(C’est la septième fois que je poste ce morceau ici , je sais.)

Je lis un article sur le martinet noir et apprends qu’il peut voler jusqu’à neuf mois sans se poser.

Ce matin, je cours au terril de Noyelles dès 6h30 dans l’espoir d’apercevoir un renard. Non. Mais des dizaines de lapins m’entourent et des lapereaux s’attardent près de moi ; je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont la proie des renards et j’essaie de ne pas pleurer.

Cependant, la brume s’attarde sur l’étang.

J’escalade le terril par des pentes convexes en constant éboulement, selon ma nouvelle habitude. Je n’aime pas les aménagements, la facilité ; en toutes choses, je préfère le hors-piste – puis j’ai les mains noires, les bras et les jambes déchirés par les ronces. De là-haut, on voit le paysage lentement émerger de la brume. Le château d’eau de Fouquières, la masse boisée de son terril, le château d’eau de Montigny-en-Gohelle, le terril Sainte-Henriette d’Hénin-Beaumont.

Je me tiens au bord du précipice dans le silence bruissant du matin et, plus je zoome, plus le paysage révèle de strates – on dirait une peinture.

Je traverse le plateau pour me tenir sur le bord opposé afin de faire la photo ci-dessous, quand j’entends des sifflements autour de moi et sens des corps filer à quelques centimètres de ma peau. Un véritable raid aérien. Ils sont nombreux et je ne suis rien de plus qu’un arbre à leurs yeux, je le sens. Je ris toute seule, comme si on me chatouillait la plante des pieds.

Ils sont si rapides que j’ai du mal à éviter les flous ; parmi une vingtaine de photos ratées, je trouve ceci – pas trop mal.

Mon premier martinet noir (≠ hirondelle).

Tôt

Le covid-19 a disparu, hop, dispersé par le vent, alors le monde reprend sa course folle, sans souci ni masque. Je me lève dès potron-minet pour sortir avant les foules et je profite de la réouverture des parcs. J’apprécie notamment celle de ce petit parc qu’est le 11/19, vu ici depuis la cité de la fosse 11 – on voit les terrils jumeaux mais aussi, tout à droite, le sommet du chevalement et la tour de concentration.

Je redécouvre, après deux mois de privation, le bonheur de dévaler en courant le 74A

avec l’impression de plonger dans les champs.

Le sommet à 7h30 du matin : peu fréquenté.

Et à Noyelles-sous-Lens, à la même heure, ce matin,

des lapins en pagaille s’égaillent sur les pentes du terril et au bord de la rivière, plongent dans les roseaux de l’étang, où atterrit un héron, quand soudain – mais de cela, je n’ai pas d’image – un renard traverse le chemin, à quelques pas de moi, flamboyant, et file tête basse vers la pâture de Dinah en contrebas.

Alors je me rappelle qu’après-demain, la chasse anticipée sera ouverte pour les psychopathes qui auraient envie de tuer un chevreuil, un sanglier ou un renard, par exemple. Une astuce que je leur souffle pour pimenter leur loisir (sponsorisé par leur petit copain le président-banquier clientéliste) : tirer sur un animal qui n’a pas la possibilité de répliquer, c’est en-dessous d’eux, je pense que ces grands chasseurs chevronnés s’amuseraient plus s’ils se traquaient entre eux, à l’approche ou à l’affût, et se tiraient dessus. Ce ne serait pas fun fun fun, ça ? (Merci aux survivants de ramasser les cadavres de leurs camarades, la nature n’est pas une poubelle.)

Mais oublions ces sacs à merde et revenons aux beautés simples de la vie sans eux.

Presque le paradis

Le premier pique-nique de l’année, au bord du précipice, avec en contrebas les champs et les bois, les pâtures où paissent et paressent les vaches, et bien sûr la vue sur Vimy – ce serait le paradis si de loin en loin l’on n’entendait une détonation caractéristique.

(Ce que l’on peut contempler en mangeant un avocat, des carottes, des olives et du pain aux graines de courge.)

On pourrait être si bien, là, au sommet de Pinchonvalles, qu’on se construirait volontiers une cabane – ci-dessous, photo prise alors que je fais des repérages pour de menus aménagements.

Autour de notre tipi,

et

et puis

mais il y a aussi

pour ne pas oublier qu’il n’y a pas de paradis possible dans les lieux accessibles à l’espèce humaine.

94

Enfin, nous avons de nouveau le droit de monter sur ce tas de schistes, de grès et d’autres déchets miniers, dit terril n°94,

alors je le fais, je monte par là, c’est sec sec sec ça s’éboule, il faut courir pour ne pas glisser en arrière, j’arrive à mi-pente hors d’haleine

sur un chemin de mamelons arborés, infréquenté – du moins  n’y ai-je jamais vu quiconque mais

sans doute ce cœur de pierres noires n’est-il pas l’œuvre des extraterrestres. Ensuite je monte encore, et encore,

et là-haut découvre qu’il n’y a plus de lac – et que ce n’était vraiment pas un lac très profond, à l’avenir je dirai flaque.

En contrebas, sur l’autoroute, les véhicules de nouveau innombrables brassent l’air et pétrissent tout à la fois la pollution et le virus pour que la deuxième vague soit rapide et cinglante. Dans les TER, les gens s’assoient, bien que les sièges soient couverts d’une espèce de moquette râpée ; ils s’assoient aussi dans les salles d’attente de dermatos où, même hors crise sanitaire, je ne poserais pas une fesse sur une chaise, et j’espère que ce traitement sera efficace parce que j’aimerais, si possible, ne pas devoir revenir à Lille avant longtemps. Je rentre à vélo, quarante kilomètres avec un masque parce que les gens se promènent nombreux sur les chemins de halage avec des enfants et des chiens.

Des enclos

Deux fois par jour, un couple mixte (un homme et une femme) tourne en orbite autour du lycée que j’aperçois depuis mes fenêtres. Il le fait le dimanche, les jours fériés, et chaque jour de confinement. Peut-être est-il tombé amoureux de son enclos, ce serait une forme du syndrome de Stockholm, ou peut-être est-il encore plus en retrait du monde que je ne le suis et ne sait-il pas que nous avons de nouveau le droit d’accéder à la nature – pas à toute la nature, certes, mais certains paradis nous consolent de cette restriction absurde. Ainsi puis-je de nouveau emprunter le chemin de halage qui mène de Pont-à-Vendin à Haubourdin ; à une dizaine de kilomètres de chez moi, il passe entre le canal de la Deûle et les étangs de Meurchin.

Là, une bataille de foulques macroules m’a laissée perplexe. Trois petites racailles foulques qui se tombaient dessus à ailes raccourcies dans des gerbes d’éclaboussures.

Plus tard, Mon Bolide et moi roulions à Vendin-le-Vieil quand une église, au bout d’une rue perpendiculaire, a attiré notre attention. Nous avons pu la contourner et constater que ce n’était pas une église mais une habitation.

Quelques mètres plus loin, nous étions dans un cul-de-sac champêtre. Au loin, le terril d’Harnes, reconnaissable à sa bosse – c’est ce que l’on appelle un terril signal, parce qu’on peut le voir à 15 km.

Là, j’ai discuté un peu avec un cheval dépressif. Je n’avais jamais vu un cheval si triste. J’ai bien failli pleurer avec lui. Je lui ai dit que j’étais désolée : mes congénères sont si monstrueusement nombrilistes et spécistes que l’expérience du confinement ne leur fait même pas prendre conscience de la cruauté extrême que ça représente, d’enfermer des animaux d’autres espèces dans des espaces étriqués qu’ils n’ont pas choisis, non pas deux mois mais toute leur vie. Non, cette idée qui m’est une torture morale intense ne rend pas mes congénères fous, ni simplement compatissants, pas même les amis des animaux – qui, pour la plupart, montent dessus et/ou les mangent, certes, mais disent quand même les aimer.

Un kilomètre plus loin, un cheval heureux m’a au moins tiré un sourire.

Quant à mon cher Pinchonvalles, il est toujours interdit – on voit ici sa longue forme boisée depuis le terril des Garennes, où les lapins s’égaillaient par dizaines, tôt ce matin, avant le passage des premiers chiens. Je pense que ce sont des lapins heureux, quand la chasse est fermée. (Que ces raclures de chasseurs aillent crever.)

13-05

Hier, jour nombre premier, sept mois après la signature du compromis, j’ai enfin dit adieu à ma maison de Lille – adieu à Lille – coupé le dernier lien qui m’arrimait encore malgré moi à cette ancienne vie. Le notaire était un homme extrêmement pointilleux , pourtant il employait la préposition sur suivie des noms de ville (usage pompeux, moche et ridicule contre lequel je m’insurge depuis son apparition, il y a une quinzaine d’années), ce qui m’a laissé penser que la cause de la préposition à était définitivement perdue. Ma meilleure amie s’est moqué de moi : C’est une sentimentale, a-t-elle ironisé quand j’ai dit que non, ça ne m’avait rien fait de voir cette maison pour la dernière fois. Puis elle m’a demandé, dubitative, si j’étais parfois émue de passer devant un endroit où j’avais autrefois vécu et il me semble qu’elle a répondu en même temps que moi : Lambersart. Mon appartement au deuxième étage sur parking, 34 bis, avenue du Colysée, où j’ai vécu de 2005 à 2007 avec Joe et Dame Sam, où j’ai écrit la première version du Zeppelin, où je suis morte et ressuscitée, etc.

Au retour, j’ai fait le tour de mes nouveaux paysages et amis. J’ai vu mon Danny, bien sûr – petit trot en duo de part et d’autre du fil blanc, lancer de carotte, salut, etc.

Mais aussi, pour la première fois depuis le 21 mars, ma danseuse étoile préférée, Carrie, qui m’avait beaucoup manqué.

Et canards, poules d’eau, foulques, cygnes, lapins,

arbres gothiques,

mais toujours pas de Dinah – je ne mentionne même pas la poulette de Danny, que je suis résignée à ne jamais revoir.

Mon autre (très) bonne nouvelle du jour : la parution de ma chanson de geste n’est pas annulée pour cause de coronavirus mais seulement reportée de quelques mois. JMJ, quel soulagement !

Par la fenêtre de mon bureau

des ciels paradoxaux

de soleil crépusculaire

et de lune dans le bleu

mais toujours, avec des oiseaux

Là, entre deux sessions de ma résidence à Rennes, je travaille simultanément sur deux commandes, l’une pour le Triangle et l’autre pour une maison d’édition avec laquelle je n’avais pas encore eu l’occasion de collaborer, mais je ne vous en dis pas plus pour le moment. La musique ? Des drones, des notes tenues, des drones, des sine waves, des drones, des boucles, des drones.

≠ faire

Dans mon acte 3, les rares jours où le stress me suffoque, il me suffit de passer le seuil de ma porte et de courir quelques kilomètres pour atteindre l’un des sommets du paradis noir que je me suis choisi. Là-haut, la force de la tempête est décuplée, il est d’abord difficile de respirer mais une fois que l’on y parvient on peut rire, danser, chanter, hurler, dévaler des pentes, les bras étendus, bondir sur les bosses et glisser dans les crevasses, on peut presque voler, le tout sans autre témoin que des amis oiseaux compatissants. Après, ça va mieux. Aujourd’hui, vue des terrils d’Harnes-Annay (jockomo feena nay) et d’Estevelles depuis celui de Noyelles-sous-Lens.

Là, on dirait que rien de ce que les humains ont inventé n’existe plus, on oublie qu’on est perché sur une montagne créée par les muscles de mineurs aujourd’hui disparus, on se rappelle seulement qu’on va mourir et que rien au monde n’est plus important que de regarder les saisons passer, les plantes pousser, les pierres s’éroder, les oiseaux se rassembler en nuées tournoyantes, et on rêve de revenir un jour sous forme d’un fantôme dont personne n’attendrait rien pour pouvoir contempler ces merveilles ordinaires sans être harcelé par des organismes barbares aux acronymes barbares ni par des congénères soucieux de ce que l’on produit. J’emmerde la productivité, je la lacère, je la broie, je la brûle, je la piétine, je la noie, je l’ensevelis. Le bonheur, c’est d’être là (≠ faire). C’est ça : être, sans rien à faire.

Du LSD

Je pars deux semaines en résidence et, à mon retour, qu’est-ce que je découvre ? Que si je ne suis pas là, tout le monde fait n’importe quoi, à la Gouniche* : mon pauvre Danny est démuni face aux ravages des stupéfiants sur ses poulettes (il n’est qu’à voir leurs pupilles pour deviner la nature de la came),

plus loin, d’autres poules (dont une petite nouvelle au look excentrique) ont succombé à des substances guère plus recommandables – de même, semble-t-il

que ces anges de jardin rue de la Liberté (liberté façon hippie, let the sunshine in, si vous voyez ce que je veux dire).

Quant à Carol Anne, elle danse comme une perdue avec le vent, qui rugit dans ses épines comme un océan. Moi, j’ai du travail, beaucoup, beaucoup de travail. Bien trop pour avoir le loisir de mettre bon ordre à tout ceci.

* En français dans le texte.