on top of the world

Depuis le 10 janvier, il m’arrive plein de belles choses. Des fleurs apparaissent dans mon jardin : des fleurs dont je ne connaissais pas le nom, des fleurs que j’admirais de loin, des fleurs dont je croyais que jamais plus elles ne s’épanouiraient dans mon périmètre. C’est au point que je m’attends presque à voir Dame Sam gratter à la porte, samedi, et réclamer des croquettes, un an après sa disparition. Pourquoi cette floraison inopinée ? Je n’ai rien fait, rien de plus que l’année dernière quand chaque atome du monde semblait me pousser dehors. On dirait que cette année s’acharne à me dédommager de la précédente, qu’elle me dit Reste, allez, on a merdé, pardon. Bien sûr, je reste. Si c’est un canular, continuez, je vous en prie. Mais si vous continuez, je vais prendre de l’assurance et alors rien ne m’arrêtera plus : je ne serai plus au sommet du plus haut terril d’Europe comme ce matin mais carrément on top of the world.

Et donc forcément…

Mes premières jambes en l’air sur le 11/19.

Tack för idag

Emanuel Campo, qui a des origines suédoises, nous a appris cette expression qui signifie « merci pour aujourd’hui ». Hier, nous n’avons pas dansé mais nous sommes lu et dit des textes que nous avons ensuite abondamment commentés (avec d’interminables digressions très rythmées) jusqu’à tomber de fatigue. Anna nous avait fait une soupe, qu’ont suivie des infusions de thym. Ainsi on peut dire que les poètes dansent tous les jours sauf pour la fièvre du samedi soir. Il était tout de même 2h30 quand nous nous sommes séparés sur des jambes en l’air qui valaient tack för idag.

Nous avons pris conscience que nous étions en train de développer un monde et un langage à nous, isolés dans notre retraite poétique, comme si le reste s’était effacé. Mais il faut dire que chaque jour, de nouveaux signes semblent resserrer nos liens. Hier matin, Maud est allée marcher vers le lac à peu près au moment où j’en revenais avec le sentiment d’être traquée, comme je l’expliquais dans mon billet du jour. Elle a aperçu dans la brume une forme inerte mais qui lui évoquait un animal. C’était un sanglier décapité, sans doute par un train car il gisait en contrebas de la voie ferrée quoiqu’à un certaine distance. Maud m’a montré les photos qu’elle a prises, il n’y a guère de doute possible et il semble que l’accident venait de se produire. Le pauvre a été fauché loin de chez lui, dans le périmètre même où (a priori contre toute vraisemblance) j’avais senti pendant un peu plus d’une heure que son surgissement n’était pas impossible.

Ce matin, j’ai contemplé le lever du soleil depuis la plus belle salle de la Factorie, sous laquelle coule la rivière, tout en travaillant à ma Suite du sanglier pour chevrotements et chaussettes roses, je la disais à voix haute pour estimer sa musicalité quand j’ai aperçu par la baie vitrée, là, juste sous la brèche,

le matin-pêcheur dont Anna m’avait parlé hier. Je ne déteste pas mes conditions de travail.

J’ai attendu que le fluo se répande dans la nature pour aller courir sans grand plaisir, gênée par les humains mêmes dont la proximité, exceptionnellement, me rassurait ; ils n’étaient pas si nombreux car ce n’est pas très fréquenté ici et j’ai craint d’être renversée par un sanglier qui fuirait les bouses en gilet orange et leurs fusils de connards. Les événements de la semaine me questionnent sans répit sur mon rapport à la nature : phénomène ou apophénie ? Comme toujours, ce sont les oiseaux d’eau qui, finalement, m’ont apaisée.

/ 3 : – 3° C

Ressentis – 7, précisait la météo. En courant ce matin, j’ai préféré penser à une camarade normande qui m’annonçait hier son intention de se baigner aujourd’hui dans la mer de chez elle, plutôt que de penser aux chatons errants de mon quartier, à peine sevrés, aux oiseaux qui n’ont pas migré parce que notre œuvre le réchauffement climatique a déglingué leur merveilleux système de survie ou encore à mes congénères qui n’ont pas d’abri. J’ai pensé baignade. Je courais un peu plus lentement que d’habitude parce que le froid comprimait ma cage thoracique et raidissait les muscles de mes cuisses et de mes mollets mais soudain j’ai débouché sur un rond-point que baignait une lueur orange sanguine et j’ai réussi à faire une pointe de vitesse pendant quelques centaines de mètres pour arriver avant le générique dans le champ de Rouvroy où je voulais voir se lever le soleil. Et j’ai gagné. Je voyais ceci à l’est – vous reconnaissez bien entendu la belle silhouette de 101-84 –,

et à l’ouest cela – je ne vous présente plus le Bossu de Méricourt.

Alors j’ai dit merci, merci, merci. Comme le chantaient les Stranglers, there’s always the sun (ne vous moquez pas, j’adore cette chanson même si on est loin de Golden Brown), et cette excellente nouvelle, vérifiée chaque matin, m’a soudain rendue très joyeuse.

Un coup dans l’aile

J’ai l’aile droite déglinguée. De bas en haut. Depuis presque deux mois. « L’énergie est complètement bloquée, approuve mon ostéo ; ce n’est même pas la peine que je vous fasse craquer ». Le pied droit : une poignée d’osselets secouée dans la paume que l’on dit plante depuis que j’ai manqué une marche dans l’escalier de mon grand-père parce que je portais un petit meuble et, depuis presque deux mois, j’ai l’impression de courir sur des bris d’os à droite. « C’est vrai que vous êtes toute de travers », observait récemment ma podologue, perplexe. Et le dentiste de garde, consulté parce que j’avais perdu une couronne du côté droit, remarquait que, du même côté, j’avais une couronne + un plombage cassés. « Ouh, ça doit faire mal ». Tandis que les traitements répétés depuis presque deux mois contre l’otite n’en viennent pas à bout dans mon oreille droite alors que la gauche, ça va. Pour finir, mon hémisphère cérébral droit gère mes émotions et affects comme un pied droit, depuis presque deux mois. Bientôt, on m’apprendra que j’ai le coeur du mauvais côté. Bientôt, je me réveillerai dans une des maisons bancales de la rue Casimir Beugnet, à Grenay.

J’étais avec celle que j’appelais alors mon amour et dont l’absence me laisse bancale, le jour où j’ai découvert cette rue incroyable. Nous étions toutes folles. Nous y sommes revenues quelque temps plus tard avec mes meilleures amies, qui ont écarquillé les yeux et pris des photos ; nous y avons envoyé mes parents, qui m’ont appelée ensuite pour me dire que c’était incroyable. Mon amour et moi étions euphroriques et presque fières, comme si nous avions nous-mêmes dessiné ces maisons. Mais nous n’avons jamais percé leur mystère. Si vous savez quelque chose, merci de m’écrire (voir contact dans le menu). Comme toujours, je vous prie de m’excuser pour la mauvaise qualité des photos – manque de recul + dans certains cas, tombée de la nuit + cette foutue voiture qui gâche la vue.

De la danse

Ces derniers temps, j’ai très envie de danser – j’ai un projet, que je ne pourrai pas mener à bien sans collaborateurs et collaboratrices mais pour l’instant je manque de volontaires. (À suivre…) Hier, en attendant à proximité d’un passage à niveau que deux trains se soient croisés, pour ne pas courir immobile devant la barrière comme une joggeuse (je ne suis pas une joggeuse, je me promène en courant, rien à voir), j’ai dansé toute seule. Je ne sais pas si les gens dans le bus à soufflet m’ont vue mais je dois m’habituer à être vue dansant de toute façon : pour mon projet. Je crois que c’était plutôt pas mal, bien en rythme, sauf que depuis le bus on n’entendait pas la musique, on voyait sans doute juste un short décousu et une tête d’extraterrestre (cheveux ras + volumineux casque audio) moulinant des jambes et des bras entre deux arbres et deux flaques verglacées. Et alors ? Pour l’instant, ce n’est pas interdit par la loi, que je sache, alors profitons-en. (Comme je l’écrivais récemment à la factrice d’une ville limitrophe, « Dans le monde où j’erre, vous et moi sommes issues d’espèces en voie de disparition. Bientôt, errer paraîtra suspect, On peut savoir ce que vous cherchez, Madame ? Contrôle des papiers, mains contre le mur, fouille rectale, alors on aura tendance à rester chez soi dans la lueur pâle d’un écran et la vie ne sera plus que l’antichambre de la mort. »

En attendant, quelques street dancers.

Les premiers sont mes préférés, ils dansent à Loos (les Lille, pas en Gohelle), sur le morceau ลำสั้นดิสโก้ du groupe The Paradise Bangkok Molam International Band.

Les cinq suivants dansent rue Boldoduc à Fives.

Eux, au bord du canal de Roubaix.

Lui, à Haubourdin, au bord de la Deûle – pour preuve que je ne suis pas la seule à danser au bord des canaux.

Eux, je ne me rappelle pas ; opportunément, ma mémoire est aussi floue que leur trace sur ce mur.

Petit rappel, offert par un pont de Nevers :

Un danseur qui ondule près de la citadelle, à Lille.

Danse de salon en plein air à Lambersart.

Hip-hop à Villeneuve-d’Ascq.

Certain(e)s aiment particulièrement sauter en dansant, pourquoi pas ? Ici encore à Lambersart.

Un dancing chicken (yo, brother) dans un tunnel pouilleux de l’arrière-monde ronchinois.

Des résidus du genre de fête que nous aimons, nous les dancing chickens, ici à Noyelles-sous-Lens.

Des pieds et des mains

L’autre jour, je discutais scarifications avec mon ostéopathe. « Bien sûr, disait-elle, on s’inflige une douleur physique pour reléguer au second plan une douleur psychique devenue insupportable ». Elle m’a montré des points d’acupression sur les mains et les poignets, de quoi se faire un bon petit électrochoc maison, mais quand on a le taxon solo lancinant, ce n’est pas assez.

Alors ça peut être l’occasion d’aller à Lille à vélo en pleine tempête, 40 km dans la pluie glacée avec un vent cinglé cinglant bien en face. Et pour peu que l’on ait un syndrome de Raynaud (selon les termes de mon angiologue – le médecin des anges, comme dit mon amie G. – cette maladie est une anomalie du système sanguin, qui ne sait pas réagir au froid et à l’humidité, provoquant une ischémie ou une cyanose des extrémités), très vite et pendant un bon moment, aucun être ne manque et rien sinon lesdites extrémités n’est dépeuplé.

On peut sauver les doigts en les appliquant sur des zones du corps relativement chaudes telles le ventre et le dos ou en les fourrant, en dernière extrémité (hi hi) dans sa bouche (nous sommes, je le rappelle, dans l’espace public) ; c’est plus compliqué pour les orteils.

Pas de consolation

À un canard dont la vie a été prise aujourd’hui

Ce matin, première course à pied sous la neige de l’année, à Noyelles-sous-Lens.

J’étais si joyeuse que j’ai mis les jambes en l’air – pour la première neige, pour mon roman avec Wendy, pour l’exploration spatiale verte (sans propergol ni LSD), pour la peau neuve de ma maison, pour les billets de concert que je venais d’acheter (Jenny Hval à la Gaîté Lyrique – ouiiiiiii – et Meredith Monk & Ensemble à la Philharmonie de Paris – le jour pile de l’anniversaire de mon amie Allison), pour ma super soirée d’hier soir à Mont-Saint-Éloi (encore merci à mes chères hurluberlues Hélène, Gigi et Barbara d’être venues, à T&D – également dits p&m – et à toutes les personnes que j’ai eu le bonheur de rencontrer, ainsi qu’à Johanna Finance pour son invitation) et la joie n’étant pas ce qui a caractérisé mon année 2021, ce n’est pas qu’un peu, que j’ai mis les jambes en l’air, JMJ.

Sur le 94, tout était particulièrement beau et ma joie prenait, prenait, comme mon dernier gâteau vegan aux noix quand il s’étirait dans le four.

J’ai descendu le terril en courant-dansant-bondissant sous les flocons comme si j’avais un hobby horse + des ressorts.

Puis j’ai longé l’étang où se trouve ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux et j’ai vu un colosse en camouflage intégral sortir des graminées, une canne à pêche dans une main (la pêche est interdite dans cet étang) et au bout de l’autre bras, un canard mort, qu’il tenait par la tête. Nous nous sommes entretués du regard et je n’ai pu retenir un « crève, connard » puis pendant plusieurs centaines de mètres j’ai attendu qu’une balle me frappe dans le dos mais j’avais tant de rage que je n’avais pas peur. Je t’en prie, gros tas de merde, soustrais-moi au monde où des immondices dans ton genre peuvent exister. Mais vous voyez, ça ne s’est pas produit. Petit canard, mon ami, je ne te présente pas les excuses de mon espèce parce que les excuses ne peuvent soulager que des humains, des gens susceptibles de faire le mal en toute conscience ; tu es mort pour le loisir d’un beauf ; il n’y a pas de consolation possible.

Gravité

Pourquoi courir la nuit ? La réponse en 7 points.

  1. On ne croise aucun être humain ;

2. Le calme permet d’entendre le moindre frémissement de vie animale ou végétale ;

3. On perd ses repères, de sorte que les lieux les plus familiers deviennent étranges et fascinants ;

4. Tout est beau, à la campagne comme à la ville ;

5. Si on part un peu avant le lever du soleil, on assiste au spectacle le plus sublime et le plus émouvant du monde ;

6. On est pleinement ici et maintenant, tous les sens en alerte pour ne pas se casser la figure ou basculer dans le vide ;

7. On ressent pleinement son centre de gravité : quand on ne voit pas, c’est lui qui signale au corps la pente sur laquelle il est en train de s’engager, avant même que le pied ne plonge en avant (de sorte que l’on peut s’adapter à la topographie sans se tordre la cheville ou trébucher – tout cela se joue en quelques fractions de seconde). Ce centre de gravité se situe quelque part dans le buste mais il bouge, comme une bulle dans un niveau tenu à la verticale. La méditation permet de promener la conscience dans le corps avec une précision étonnante (je peux me rendre sous l’ongle de mon petit orteil si ça me chante, j’ai appris à faire ça) mais cet exercice, courir dans le noir, touche davantage à la proprioception qu’à la morphologie.

(Je me rappelle avoir lu, il y a une vingtaine d’années, un livre d’Oliver Sacks dans lequel il était question d’une patiente qui avait perdu toute proprioception et qui ne ressentait son corps que dans une voiture décapotable roulant très très vite – si ma mémoire ne me joue pas de mauvais tour.)

Autrement dit, courir la nuit permet d’être présent à soi, au monde et à soi dans le monde avec une acuité inédite. Attention, il ne faut pas avoir peur de rentrer avec des écorchures de ronces et de la boue jusqu’aux sourcils. La seule chose qui m’ennuie, c’est qu’on risque de blesser des insectes assoupis ou des gastéropodes. C’est un vrai problème, auquel je n’ai pas encore été confrontée parce que je sais quels chemins éviter, ceux qui sont très fréquentés par les susdits, mais je ne nie pas la possibilité qu’un malheureux s’égare sur un sentier habituellement désert.

Tissus

Il y a deux semaines, j’ai écrit un texte court à quatre mains avec une autrice et journaliste spécialisée (entre autres) dans le textile ; il paraîtra bientôt, je vous dirai où, quand, pourquoi et je vous expliquerai comment nous avons procédé pour l’écrire. C’était une expérience très agréable, d’autant que cette autrice est aussi réactive et enthousiaste que moi. Voici un extrait d’un de mes paragraphes :

« Je compile 47 heures de musique, une fraction de ma bande originale, je l’écoute en transe, ne mange ni ne dors, je regarde défiler ma partition raturée, cacophonique graphic score, et je convulse – I can see my lifetime piling up, dit l’une des chansons, c’est bien ce dont il s’agit, et je gis et je convulse. Ce faisant, j’espère faire place nette en moi mais c’est l’inverse qui se produit : j’obtiens un précipité de mon être. Ça me réunit, comme une peau. Ça me resserre la trame, ça me retend les tissus. »

Ma playlist s’appelle Rewind et réunit des musiques qui m’ont accompagnée de mes 13 ans à ce jour. Elle est toujours en construction, je ne cesse d’ajouter, de retrancher, d’ajuster. J’ai dû exclure un certain nombre de musiques expérimentales (de durée parfois très longue) car, pour des questions d’efficacité psychique, les morceaux ne doivent excéder 17′. Parfois, une chanson que je choisis n’est pas la meilleure de l’artiste, pas même ma préférée, mais elle est celle qui tire sur un fil et me retend. Je le sens très vite, parfois je suis surprise.

Je n’écoute ma playlist qu’en mouvement (chez moi je me consacre toujours à mes créatrices sonores, Faten Kanaan étant ma grande favorite du moment). Dès que je cours, pédale ou prends le train, je m’y replonge. Je l’écoute en mode aléatoire, une chanson que je ressassais à 17 ans succède à un morceau que j’écoutais à 31, suivie par un titre découvert cette année seulement mais qui s’est déjà inscrit dans mon ADN émotif. De ce télescopage naît curieusement une impression d’unité, comme si le PPDC des genres musicaux inconciliables qui s’y heurtent me révélait mon essence même, ce qui reste inchangé au fil des années, des épreuves et des rencontres.

Il m’a semblé approprié d’illustrer ce billet par une série d’autoportraits réalisés de 1995 à ce matin*. Je ne dessine plus depuis bien longtemps, alors ce matin, c’est une photo.

* 3 dancing chickens est aussi un autoportrait, de l’époque (2005-2007) où je me faisais appeler ainsi en référence au dancing chicken de Stroszek (Herzog, 1977).

NPR 72 d’effondrement tranquille

La semaine dernière, j’entends des scientifiques alarmés par l’accélération vertigineuse de la fonte des glaces et je pleure ; je slalome entre des gens qui marchent en regardant un téléphone et je pleure. La civilisation décline, entraînant avec elle tout ce que cette planète incroyable compte de splendeurs – pensez à l’addition de circonstances fragiles, d’accidents et de hasards qu’il a fallu pour qu’existe la mésange charbonnière, par exemple, parmi les innombrables petits miracles que sont nos singularités. Je pleure pour ce monde et pour toutes les espèces qui n’ont rien demandé, certes, mais je pleure aussi de ne plus avoir une main dans la mienne pour avancer dans ce monde inquiétant et y générer de la lumière.

Mais où est-elle ?