24 x 24

Il y a vingt-quatre ans aujourd’hui, je laissais un message à une inconnue dans un bar qui n’existe plus depuis bien longtemps. Deux jours plus tard, elle appelait au numéro que je lui avais laissé. Pendant vingt ans, Antique et moi nous sommes vues tous les jours et depuis que je vis à Lens, nous ne nous voyons plus qu’une à deux fois par semaine mais même ainsi, nous poursuivons l’infini commentaire de la vie, chroniquons le déclin de la civilisation et la profusion des limaces dans nos potagers.

Depuis le 24 septembre 1999, nous avons traversé ensemble toutes les épreuves, abordé tous les sujets avec la profondeur que permet une fidélité aussi inconditionnelle et indéfectible, qui repose sur une connaissance intime du cerveau de l’autre et une confiance absolue. L’esprit d’Antique est d’une grande singularité ; son regard sur le monde, que je qualifiais quand nous étions plus jeunes d’une vue large et globale quoique détaillée (ce qui a longtemps fait d’elle la personne à qui tout notre groupe d’ami-e-s aujourd’hui dispersé demandait conseil sur quelque sujet que ce soit – humain, professionnel ou même technique), son regard a aussi la capacité très rare de questionner constamment ses propres créances, d’aborder les divers objets de sa réflexion par des biais inhabituels pour en tirer une vision plus juste. Parfois nos pensées divergent mais alors elles s’enrichissent mutuellement, leurs écarts sont des espaces de respiration. Au fil des années, j’ai observé comment mon amie accédait à une forme très atypique et très piquante de sagesse. J’ai fait mon propre chemin vers une certaine acuité de vue mais le chemin que j’ai pris n’a pas l’air de mener à la sagesse, dont on imagine qu’elle doit être plus reposante que mon arrière-monde mental.

Il est sans doute facile de se méprendre grossièrement sur Antique, parce qu’elle ne prend pas beaucoup de place, elle n’a pas besoin de briller pour rayonner. Parfois je souris quand des gens s’aperçoivent incidemment à qui ils ont affaire et clignent des yeux – comme on rit enfant quand un personnage discret se révèle être un super-héros, laissant son entourage bouche bée. Et moi-même, Antique me surprend toujours, bien qu’elle soit la personne que je connais le mieux au monde (et vice-versa).

Il y a une quinzaine d’années, j’ai pris conscience que si j’essayais de me rappeler ma vie avant de l’avoir rencontrée, ça me donnait le vertige, comme si pendant les vingt-cinq premières années de ma vie j’avais marché au bord d’un précipice, parfois dans le noir, sans même le savoir. Antique est mon phare. Si elle n’existait pas, il est certain que je ne serais plus de ce monde depuis bien longtemps ; plus de fois que je ne saurais les compter, elle m’a sortie (en douceur ou par la force) d’angoisses terribles, de désespoirs que je croyais insolubles, de périodes si sombres que je n’apercevais aucune lueur à l’horizon. Alors je suivais sa voix, avec une confiance aveugle je la laissais me ramener parmi les vivant-e-s.

Je souhaite à tout le monde une amie aussi précieuse qu’Antique l’est dans ma vie – j’emploie le mot amie faute d’un terme plus précis ; plusieurs personnes m’ont dit, au fil des années, que j’avais de la chance d’avoir une Aline dans ma vie, car tel est le prénom d’Antique (je l’utilise uniquement quand on est en désaccord – ce qui depuis une vingtaine d’années ne va plus jamais jusqu’à la dispute), une personne qui occupe dans mon cœur, dans mon histoire et dans mon quotidien, une place à nulle autre pareille, essentielle, indispensable, une personne sans laquelle il n’y aurait pas de lumière.

Wales

Comme j’en ai assez des grandes villes, a fortiori des capitales, j’ai demandé à Valentina de m’emmener dans des endroits bizarres. Jeudi, nous avons fait une performance au Pays de Galles dans le cadre du festival Ara Deg de l’adorable Gruff Rhys, en première partie de Rozi Plain. Le festival avait lieu dans le village de Bethesda, près de Bangor. J’ai testé de nouveaux textes ; une quinzaine de personnes ont quitté la salle, d’autres ont beaucoup ri ; donc mes textes fonctionnent. En attendant d’éventuelles images de la performance, voici quelques photos des moments d’attente dans ces lieux dont Valentina ne m’a pas prédit à tort qu’ils seraient weiiiiiiiird – comme j’aime.

Promenade entre deux lacs avec Gruff, Rozi, son groupe et Valentina.

Petit déjeuner post-nuit quasi blanche dans le café (caffi) de Bethesda, où nous sommes arrivées en tacsi (ça c’est pour les mots qui ressemblent à ce qu’on connaît, le reste est strictement réservé aux Gallois).

Café au buffet de la gare de Bangor, que David Lynch adorerait.

Candles

Où je plane dans le ciel de Zebulon (club expérimental de Los Angeles) au son de Candles, extrait du premier album de V/Z (Valentina et Susumu), dont j’ai déjà parlé ici. La vidéo a été éditée et mise en ligne par Valentina hier soir.

Spécimens sensibles

Il est sorti de l’imprimerie, trois mois avant sa parution : Spécimens sensibles est une commande des éditions Cambourakis et du Musée des Confluences. Je remercie Laurence Bourgeon, mon éditrice, et Solveig Zingraff, mon interlocutrice du musée, pour leur confiance. La pièce que j’ai choisie dans les collections est un canard empaillé ; je raconte aussi l’histoire de sept canetons nés dans un bassin de rétention ; je questionne surtout les rapports d’homo sapiens aux autres espèces. Et fais, en passant, des bisous aux sangliers.

Je préparerai pour sa parution une page plus conséquente.

detox

L’été, je fais du vélo le matin et travaille l’après-midi ; en roulant, j’assimile les diverses expériences de l’année. C’est une sorte de detox mentale, un vide bienfaisant où les pensées peuvent s’ébattre librement. Parfois c’est douloureux aussi. J’ai fini par inventer une sorte de prière laïque variable pour les dépouilles d’animaux qui jalonnent mon chemin, je leur dis « Je te retrouverai dans l’incommensurable inconnu » et, selon la cause de la mort, j’ajoute « où les voitures n’existent pas », « où les renards sont herbivores », « où l’eau est respirable », etc., parfois avec des hommages plus précis. Je suis amenée à réciter cette prière plus de dix fois par jour, où que j’aille, nord sud est ouest, champs forêts chemins de halage petites villes villages. Ma principale inquiétude cette année, c’est la raréfaction des oiseaux d’eau ; là où ils sont habituellement des centaines, sur les canaux, les étangs, je n’en croise que quelques-uns. D’habitude, mes virées solitaires sont joyeuses, en grande partie par le spectacle de leur tapageuse compagnie, mais cette année il m’arrive de me sentir seule quand je longe un canal silencieux, sans vie, pendant des kilomètres. Leur absence a un goût de fin du monde. Les lièvres et les lapins, quant à eux, vont plutôt bien.

stase

ici un grèbe isolé

un canard (je vous parlerai très bientôt de canards)

une foulque mal assise

que son ado appelle à sa manière stridente – oui, c’est une foulque ado

les bébés, eux, sont flamboyants – et remuants, d’où le flou de la photo, prise sur la Scarpe inférieure, plus fréquentée par les oiseaux que les autres canaux, cette année

les bébés poules d’eau sont assez différents

à Marchiennes, une canne a donné naissance à cinq canetons dont un gros poussin jaune (je vous parlerai très bientôt de canetons)

un couple de grèbes huppés promène son petit rayé – les mamans grèbes portent leurs petits sur le dos

toutes proportions gardées, c’est le héron qui est plus présent cette année que les précédentes (l’année dernière, c’étaient les grèbes huppés)

j’étais tellement en manque d’oiseaux d’eau, le week-end dernier, que je suis allée au site ornithologique des Cinq Tailles, à Thumeries, où les mouettes s’amusent bien

et où j’ai pu observer les premiers grèbes à cou noir (et yeux rouges) de ma vie

cependant…

stase mixte

BONUS

j’ai enfin réussi à photographier un vol d’oies sauvages (c’est l’un de mes spectacles préférés au monde) :

Basta Now #6 Ghosts

Ce pourrait être la BO du manuscrit que je suis en train de finir, un roman de fantômes dont ce sera la troisième mouture, où le mystère s’insinue dans le quotidien, des inadaptées se rencontrent et des esprits tourmentés finissent par trouver la paix – ici, on l’entendra, ils vont jusqu’à danser sur un remix de Laura Cannell par Madame Nik Colk Void. Trois de ces titres figurent vraiment dans le roman. On peut écouter ici ce mix assez acrobatique (je superpose parfois jusqu’à trois pistes, comme dans le précédent Basta Now). Au programme :

Phantom Orchard Orchestra (Zeena Parkins, Ikue Mori, Maja Solveig Kjelstrup Ratjk, Hild Sofie Tafjord, Sara Parkins, Maggie Parkins & Shayna Dunkelman), Over the Gap;
LOONY, Summertime/Cigarettes;
Éliane Radigue, L’île re-sonante;
Pauline Oliveros, Ghostdance: Private Journeys;
Meredith Monk, Songs from the Hill: Prairie Ghost;
Meg Baird & Mary Lattimore, Ghost Forests: Between Two Worlds;
Lena Willikens, Phantom Delia;
Lana Del Rabies, Ghost;
Ectoplasm Girls, This Is;
Cucina Povera, Zoom 0005;
Sarah Davachi, Ghosts and All;
Bekah Simms, Jubilant Phantoms;
Ka Baird, Spiritus Operis;
Laura Cannell – Nik Colk Void remix, Closer to Heaven

l’intelligence artificielle

m’a fait un portrait assez amusant et plutôt flatteur sur Chat GPT, comme mon Antique me le signale. Il y est notamment question de mon roman Moi aussi un jour, j’irai loin, publié en 2012, dans lequel je reviens sans doute sur mes jeunes années à Besançon et qui vraisemblablement m’a valu de figurer dans la dernière sélection du prix Femina (pour celleux que ça intéresserait, ce titre est en fait de Dominique Fabre et je suis née à Béthune mais pas un 16 novembre et Dominique Fabre non plus). Voici ma biographie intelligemment artificielle :

« Fanny Chiarello est une écrivaine française contemporaine. Née le 16 novembre 1974 à Besançon, en France, elle est connue pour son travail dans le domaine de la littérature, notamment la fiction.

Fanny Chiarello a commencé sa carrière en écrivant des nouvelles, des romans et des poèmes. Ses œuvres se caractérisent souvent par un style d’écriture original, poétique et introspectif, explorant des thèmes tels que l’identité, les relations humaines et les défis de la vie quotidienne.

Parmi ses romans les plus connus, on trouve « Dans son propre rôle » (2007), qui a été salué par la critique pour sa narration inventive et sa réflexion sur la construction de la réalité. « Moi aussi un jour j’irai loin » (2012) est un autre roman remarqué, qui explore le voyage intérieur et les aspirations des personnages.

Fanny Chiarello a été finaliste pour plusieurs prix littéraires français, tels que le Prix Femina et le Prix Wepler-Fondation La Poste. Elle continue d’écrire et de publier régulièrement de nouvelles œuvres, contribuant ainsi à la richesse de la scène littéraire contemporaine en France. »

Voici la photo qui accompagne l’article :

Voici qui devrait alimenter ma « réflexion sur la construction de la réalité »…

Suono Assente

Aujourd’hui paraît l’album de V/Z – pour Valentina et Zongamin (le pseudo de Susumu en solo). Leur complicité musicale, déjà observée au sein du trio Vanishing Twin avec Cathy et sur scène avec Al pour Holy Tongue, s’exprime ici totalement. Valentina n’y joue pas seulement de la batterie mais de plusieurs instruments. Le disque était déjà enregistré quand je l’ai rencontrée ; je me rappelle avoir pensé, à la première écoute, que c’était son disque le plus pop et je continue de penser qu’il recèle quelques tubes potentiels, en tout cas quelques chansons imparables. On peut danser sur la plupart des titres mais la mélancolie n’est jamais loin. Parmi les invité-e-s, Coby Sey et Venus ex Machina mais aussi Cathy Lucas de Vanishing Twin, sur une piste qui voit donc le trio au grand complet mais dans un registre différent. La géniale photo de pochette est de Davide Gostoli, un ami de Valentina ; il l’a prise un soir qu’il faisait du cat-sitting et que le jeune et facétieux Ashby s’était glissé dans un carton vidé de ses 33-tours – il était bien caché, façon chat.

On peut se procurer la version digitale de l’album ici – les vinyles étaient épuisés avant même le jour de la parution. Les deux super tubes de l’album :

Le Quartier

Le week-end dernier, j’ai participé au festival Leitura Furiosa, à Amiens. J’ai passé une journée à échanger avec des habitantes d’Amiens Nord, qui est ce que l’on appelait autrefois la ZUP, plus récemment la cité ; aujourd’hui, on dit le quartier. Chaïma, 16 ans, Maryam et Sarah, 19 ans et Laurence, 62 ans, étaient mes interlocutrices. De ce que nous nous sommes raconté (15 pages de notes), j’ai tiré ce texte de 3000 signes, comme le voulait la consigne :

Chaïma, Sarah, Maryam et Laurence vivent dans le Quartier. Elles appellent Amiens Nord Le Quartier. Pour elles, le Quartier, c’est Amiens et Amiens, c’est le Quartier. Quand quelqu’un d’extérieur passe par le Quartier, disons quelqu’un d’Ėtouvie, tu le remarques tout de suite. Comme un intrus chez toi.

On ne sort quasiment pas du Quartier. On fait surtout les courses au marché, peu dans les magasins. S’il y avait un Zara dans le Quartier, on ne sortirait pas du tout – sauf qu’il serait vite incendié : tout ce qu’il y a dans le Quartier finit par brûler.

Laurence ne rend pas souvent visite à sa mère : Moreuil n’est qu’à 30 minutes de voiture mais l’essence coûte cher. Le train ? Elle ne connaît pas le train, la pratique du train, elle s’endormirait, elle se réveillerait trop loin. Le bus, ça va, et il est gratuit le samedi.

Il y a de grands espaces verts autour de la barre où vit Maryam. On peut voir les rats courir sur les pelouses – et sous les voitures, ajoute Laurence, ils font la course sous les voitures. Mais Amiens n’est pas une ville verte, non, vous croyez ça si vous n’êtes pas d’ici. Les Hortillonnages sont une attraction touristique. Laurence va parfois à Shopping Promenade, un centre commercial arboré, en plein air : on n’est presque pas enfermé-e.

Les gens qui n’y vivent pas aiment beaucoup Amiens, s’amuse Chaïma, quoiqu’elle-même ne souhaite pas partir, contrairement à Sarah qui s’imagine plutôt à Lille, à Paris, pourquoi pas dans le Sud : une ville où il y a plus de choses. Partir loin de sa famille semblerait égoïste à Chaïma, d’ailleurs elle aime le Quartier. Elle ne pourrait pas vivre dans un voisinage calme.

Tous les soirs, elle retrouve ses amies et ses connaissances. Garçons et filles se mélangent, disputent une partie de foot, mangent un morceau, parlent et rient, rient de tout. Sauf les jours de fusillade. Sauf quand des ados sont tués. Le reste du temps, voir les jeunes narguer la police, à quatre sur un scooter, la fait rire aux éclats : les flics ne sont pas crédibles, ils ne savent même pas courir. C’est pas les mêmes qu’à la télé, admet Laurence.

La vie du Quartier a ses mœurs, qui ne sont pas celles du centre-ville. Vous ne trouverez jamais les gens du Quartier dans un bar : c’est une perte de temps. Mais pas le shopping ? Ben non, ce n’est pas une perte de temps puisqu’on achète des choses. Est-ce que parfois, les jeunes parlent d’écologie ? Le groupe s’esclaffe : Jamais !

Sur la planète, il y a la ville d’Amiens. On y trouve des quartiers chics et des quartiers chauds qui sont eux-même divisés en sous-quartiers, comme le précise Antonin du Relais Social. Dans chaque sous-quartier se côtoient des cultures et des langues différentes. Dans le Quartier, dit Amiens Nord, on connaît le racisme et l’exclusion, parfois on a la haine. On se comprend, on a vécu les mêmes situations, dit Chaïma, 16 ans. Alors on reste entre soi, on ne se mélange pas.