Villa Glovettes, 2

Une résidence de création est un espace-temps suspendu en marge du réel, une capsule hors du flux ordinaire de nos vies. Pendant quelques jours, quelques semaines, voire quelques mois, des lieux et des personnes que nous découvrons deviennent notre monde. Des amitiés parfois improbables se nouent avec une intensité proche de l’ivresse, des amitiés qui pour certaines n’auraient pu éclore dans aucun autre contexte. Chaque fois que je quitte une résidence, c’est un déchirement. Il faut dire au revoir à des lieux et à des personnes dont on n’est jamais vraiment assuré-e qu’on les reverra un jour, même si on se le promet. Dans les cas les plus extrêmes, quand l’intensité des liens est très forte, j’ai l’impression de mourir un peu le jour du départ. Je meurs à un monde pour retourner à celui que j’ai construit ailleurs. Pendant les quelques jours qui suivent, je ne sais plus vraiment où est ma place. C’est ce qui m’attend cette fois encore, car mon séjour à la Villa Glovettes était assurément une de ces expériences intenses. Aujourd’hui, j’ai marché quatre heures pour dire au revoir à divers endroits que j’ai particulièrement aimés, je patinais dans la neige et une ampoule de la taille d’une mandarine dardait derrière mon pied gauche et je pleurais, je riais, les souvenirs flottaient autour de moi, avec une beauté mélancolique semblable à celle de la neige qui tombait des sapins en brume blanche. Bien sûr, c’est devenu un moment métaphysique.

J’ai pensé à Knoxville, Summer of 1915, rhapsodie lyrique de Samuel Barber sur un texte de James Agee : « By some chance, here they are, all on this earth; and who shall ever tell the sorrow of being on this earth, lying, on quilts, on the grass, in a summer evening, among the sounds of the night. May God bless my people, my uncle, my aunt, my mother, my good father, oh, remember them kindly in their time of trouble; and in the hour of their taking away » (c’est un enfant qui parle).

J’ai pensé à A Song for Europe de Roxy Music, où Bryan Ferry chante en français : « Tous ces moments / Perdus dans l’enchantement / Qui ne reviendront / Jamais ».

Parmi ces moments qui ne reviendront jamais, quelques promenades avec mon amie Éléonor. Le premier jours de ma session de novembre, nous avons gravi la montagne jusqu’au Pas de l’OEille (1960 mètres, soit un dénivelé de 700 mètres depuis les Glovettes), un col dont je parle dans mon roman en cours d’écriture.

Quelques images prises en chemin :

Un peu de neige résiduelle jouait à la noix de coco.

Et quand nous avons atteint la crête, nous avons découvert non pas un paysage mais une mer de nuages. Nous étions en t-shirt, dans la neige, dans le ciel. Partager une expérience comme celle-ci avec un autre être humain est fou. Pour moi, du moins, ça l’est.

Nous avons aimé la manière dont la neige soulignait les détails des sapins.

Le lendemain, nous sommes retournées au Col Vert où, cette fois, nous n’avons pas débouché dans un nuage (cf. session d’octobre).

Au col, nous avons vu passer plusieurs bouquetins puis Éléonor a mangé sa salade de pâtes sur un banc quand, soudain, un autre mâle est apparu. Peu après, nous avons vu deux étagnes et un cabri qui tentaient de rejoindre ces messieurs bouquetins.

Les jours suivants, la neige est tombée sans discontinuer. Nous avons tout de même marché, une fois en compagnie de Lola, l’une des deux mascottes de la Villa Glovettes (l’autre est un chat roux, Gus, qui erre beaucoup – des témoins l’ont croisé au Col Vert, à 1650 mètres d’altitude). Lola aime plonger la tête dans la neige, ça lui va bien.

Nos ami-es commun-es de Grenoble Gaëlle et Manuel sont venu-es passer le week-end aux Glovettes. Nous somme allé-es à la cascade, qui était en grande partie gelée.

Éléonor, Manuel, Gaëlle et moi, à notre avantage.

Le dimanche soir, Éléonor est rentrée à Grenoble avec Gaëlle et Manuel ; sa résidence était terminée. C’était en quelque sorte une fin pour moi aussi. Éléonor est assurément la compagne de rando idéale pour moi – comme je n’en avais eu que deux dans ma vie.

Après son départ, je me suis promenée seule ou avec ma copine Lola.

J’ai erré dans des paysages abstraits.

Hier, j’ai fait ma première marche en raquettes avec Hélène, Agathe, Zoé, Clément, Théophile et Lola.

Nous étions à Lans-en-Vercors. Là aussi, après 700 mètres de dénivelé, nous avons pu contempler une mer de nuages sur les deux versants.

Versant est.

Versant ouest.

Nous avons pique-niqué dans la neige, juste sous l’arête, au soleil ; il faisait – 3°. J’adore les premières fois.

Demain je descendrai à Grenoble, où je retrouverai Éléonor, et cette fois il faudra vraiment se dire au revoir. En marchant cet après-midi, j’ai dit au revoir à Villard-de-Lans, au revoir à la cascade de la Fauge, au revoir à mon chemin préféré, au rocher du serpent, à l’arête du Gerbier, au Pas de L’Oeille, au Prey des Prés, ça m’a donné un plus grand vertige qu’hier quand je me tenais au bord du précipice, avec vue sur les Alpes de l’autre côté de la mer blanche. Demain, il faudra dire au revoir à Agathe, à Sarah, à Zoé. Je n’ai pas pu dire au revoir à Marie, ma daughter de coeur, retenue à Dijon. Je me demande quand je la reverrai, où dans ce vaste monde.