La geste permanente de Gentil-Cœur

Éditions de l’Attente, avril 2021. C’est ma première collaboration avec cette belle maison d’édition – j’espère qu’il y en aura d’autres. L’image en couverture est de la photographe Claude Rouyer ; quand on a lu le texte, on mesure combien elle est appropriée (pour l’instant, je ris encore chaque fois que je regarde l’ensemble : un personnage assis, bras ballants, pour une chanson de geste, c’est bien dans l’esprit qui a guidé mon écriture). Les images qui ouvrent les chapitres sont de moi.

« Une jeune joggeuse croisée dans le bassin minier du Pas-de-Calais a inspiré un roman et cette chanson de geste. Images, vers de 11 pieds, assonances et allitérations, mais rien d’épique dans le propos puisqu’on y découvre comment, pendant un mois, tous les jours nombres premiers, la narratrice est allée jusqu’au parc de la jeune athlète sur un vélo en fin de carrière, observant la vie des oiseaux d’eau, subissant la météo, variant ses pique-niques, se trouvant de nouveaux spots de pipi nature et chantant cajun. Ce road-trip entraînant s’amuse à faire un parallèle entre le nord de la France et le sud des États-Unis. La rencontre se produira-t-elle ? »

Un court extrait, qui explique le Gentil-Cœur du titre :

« ce matin le parc est si parfaitement
désert que je danse au centre du terrain
sur un traditionnel cajun puis sur une
chanson de Magnolia Sisters groupe de
Lafayette Louisiana qui dit

Oh joli petit cœur moi je promets
Moi tout le temps t’aimer
Jusqu’à le jour de ma mort

ce joli petit sonne comme jol’ tit
et j’entends gentil et je l’aime tant ce
Gentil-Cœur que je le prends à mon compte et
cependant j’essaie de retrouver les vieilles
leçons avec les pieds en pas glissés sur
trois temps un grand puis à reculons hop deux
petits car je suis par défaut ma propre et
médiocre partenaire j’essaie de faire
ça bien je le fais avec sérieux dans le
sens inverse des aiguilles d’une montre
hop hop hop hop hop hop hop hop hop hop hop hop hop »

Vous voyez la pochette du disque de Magnolia Sisters ci-dessus ? La deuxième musicienne en partant de la gauche s’appelle Christine Balfa (je suis une fan invétérée d’un de ses autres groupes, Bonsoir Catin – catin signifie jeune fille en cajun). Ci-dessous, on peut me voir avec elle au Café des Amis à Breaux Bridge, Louisiana en septembre 2011, après un zydeco breakfast.

J’ai écrit ma chanson de geste au printemps 2019 et je l’ai écrite en mouvement. Dans le train, sur un vélo, dans un parc, bravant la tempête et, alternativement, une chaleur écrasante ou une pluie torrentielle. Ce texte témoigne d’une manière particulièrement frappante et indubitable du fait que le corps est en jeu dans l’écriture – mais je maintiens qu’il l’est même quand on travaille assis(e) à un bureau, j’en suis convaincue.

Le 7 juin 2019, j’écrivais sur ce blog un billet qui annonce à peu près ce qui attend le lecteur :

« Note au sujet de ma permanence

On apprend beaucoup de choses dans mon nouveau projet poétique, sur des tas de sujets : l’érythème fessier du nourrisson, les escargots, la musique cajun, Jean Guimier, le minigolf, les cavaliers ou encore les foulques macroules – vous connaissez Fulica atra, bien sûr ?

Attention, à ne pas confondre avec la gallinule poule d’eau !

Oui, enfin ce sont dans les deux cas des rallidae de l’ordre des gruiformes. Mais je n’en dis pas plus, pour ne pas gâcher l’effet du long poème épique auquel je consacre ma résidence cycliste. Patientez, vous saurez. Tenez bon. »

D’autres billets proposaient une espèce de making-of, notamment celui-ci – j’y parle d’une chute mais le texte n’est pas mis en forme, je n’ai travaillé ni assonances ni allitérations et les vers ne font pas 11 pieds (à ce propos, dans les chansons de geste traditionnelles, les vers font 10 ou 12 pieds ; le 11 est ma marque personnelle puisque c’est, encore une fois, un nombre premier qui structure l’ensemble).

« Une chute

Ma permanence poétique m’amène ces jours-ci à délaisser la course à pied pour le vélo, de sorte que ces quelques lignes écrites un jour pair n’ont pas leur place dans mon texte. Voici donc ce qu’il convient d’appeler une chute – les photos, en revanche, ont bien été prises dans le cadre de la permanence, en l’occurrence dans le bassin minier.

ce matin dans l’arrière-monde un inconnu me dit bon courage
alors même que mon corps sécrète un feu d’artifices biologique
je ne souffre pas je n’ai pas un air de souffrance
même si j’ai croisé dans les bois un groupe dont les exclamations
gilets fluorescents et bâtons de marche nordique
faisaient peur aux lapins alors je n’ai pas dit bonjour

(Le marcheur du terril d’Harnes-Annay – jock-a-mo fee na-né.)

peut-être le monsieur dit-il bon courage
parce que la simple idée de courir le fatigue lui
mais moi rien ne me rend plus heureuse que de courir
sinon mes road trips vers le sud juchée sur Mon Bolide
mon vélo rose qui grince et couine et frotte
moi l’expérience que j’aime au monde c’est le mouvement
et d’autres non mais je ne m’en mêle pas je ne dis rien du tout
à ceux qui ont un rendez-vous galant je ne dis pas
bon courage au prétexte que ça me fatiguerait
moi de faire tout le badinage et la performance sexuelle
requis par les rendez-vous galants
ou aux couples qui se doivent une disponibilité du corps et de l’esprit
s’ils ont leur bonheur comme ça je ne leur dis pas bon courage
ni aux parents qui crient Pas sur la route Nathan mets ton pull

(Une joggeuse dans le parc de la jeune athlète, Sallaumines.)

ou peut-être le monsieur est-il simplement de ceux qui disent bon courage
de ceux qui par exemple aux caissières disent merci bon courage
comme si elles rêvaient d’un bullshit job plus challenging dans un open space
ces messieurs vont de par le vaste monde en dispensant des bon courage
comme si les autres vies que la leur étaient des punitions
mais je grogne merci parce que déteste m’arrêter quand je cours
même pour expliquer au monsieur où il peut se le mettre
son courage

(Fuck you sur le chemin de halage à Bauvin.) »

et celui-là, où je découvre des lieux qui aujourd’hui me sont très familiers puisque, cinq mois après avoir achevé cette geste (je l’ignorais encore) je viendrais vivre à Lens et entamerais une exploration minutieuse et inlassable (toujours en cours) de mon nouveau territoire :

« Qu’est-ce que c’est ?

Non, ce n’est pas un film américain post-apocalyptique, c’est Montigny-en-Gohelle. Ci-dessus, en vue immersive sur le service de cartographie en ligne, ci-dessous non. Et c’est, rien que pour vous, 17 images du bonheur dans le bassin minier (la précédente ne compte pas, elle n’est pas de moi mais d’un Tobe Hooper minier).

Toujours à Montigny, face à la station-service et aux supermarchés incendiés, éventrés, noyés sous les déchets, ces Rideaux et Voilages remarquables sans esbroufe ni dauphins.

Depuis le 23 mai, je poursuis mon projet poétique en forme de road-trip cycliste. Je descends chaque fois à une gare différente avec mon vélo, je me perds et je découvre. 40 km par jour sur un biclou en fin de carrière, sous le soleil qui fait cloquer l’hélix de mon oreille droite. Je pédale dans un autre espace-temps. Si par exemple vous déplorez la mort des petits commerces et des centres-villes, c’est parce que vous n’allez pas à Billy-Montigny, où les années 1980 n’ont pas pris fin. Ameublement et décoration,

chaussures et prêt-à-porter, il y a tout ce que vous voulez.

Moins à Fouquières-lès-Lens.

Encore que. Si j’avais su écouter le trottoir, j’aurais enfilé ces protège-oreilles, bien qu’il fît 35 degrés ce jour-là, et des cloques ne darderaient pas sur mon hélix. Je n’ai pas voulu croire que c’était ce dont j’avais besoin.

Dans le bassin minier, on ne trouve pas que les années 1980 ; il y a aussi la modernité – c’est à Meurchin.

Ainsi le cycle de la vie suit-il son cours. Ci dessous, des bébés cygnes de Wingles.

Comme moi, la nature est heureuse ici. J’en veux pour preuve ce champ de colza et de coquelicots à Annay (≠ en Annay).

Gloire à Annay (≠ d’Annay) !

Les surprises jaillissent à chaque tour de roue. Un exemple : après le jardin des voitures brûlées à Hénin-Beaumont,

au fond de ce qui est une impasse pour les véhicules motorisés, il suffit de traverser la voie ferrée

pour déboucher dans le parc des Îles, et là laissez-moi vous dire que le roi n’est pas notre cousin. De quoi danser de joie devant les escaliers. Yee-haw !

Un autre jour (passé comme les couleurs de cette affiche livrée aux intempéries à Noyelles-sous-Lens), on pouvait se rendre au salon du bien-être et de / par (?) la voyance. Mais à quoi bon la voyance quand le bien-être est juste là et ne demande qu’à être vu, saisi au vol par l’œil disponible, alerte, brillant de gratitude ?

Et personne n’est laissé de côté, comme on le voit dans ce parc des mêmes Noyelles (est-ce un Noyelle ou une Noyelle ?) au bord de l’autoroute dite rocade minière.

Tout cela est tellement excitant que l’on peut dire, waouh,

Mais l’endroit que je préfère et où je tiens ma permanence poétique, c’est ce parc de Sallaumines. Je m’y sens comme chez moi, quelque part entre la déchetterie, un lotissement et l’autoroute. Il ne s’y passe jamais rien = Il s’y passe toujours quelque chose. Dimanche, une pie a poursuivi un chat en le narguant, je le jure. »

Par un hasard assez ironique, il se trouve que le parc en question, qui est un peu la star du livre, connaît à l’heure où paraît ma geste permanente une transformation qui ne va pas seulement dénaturer son aspect mais aussi en faire un lieu très fréquenté, alors que le texte ne cesse de vanter son vide vertigineux : un de ses bosquets a été sacrifié pour qu’y soit construite une crèche. Les travaux ont commencé en février.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est 4-2-1024x1024.jpg.

Las, le panneau « Parc Guimier » qui ouvre mon beau livre n’est plus…

Il se trouvait ici :

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