Sauvache

Tu avais mon âge quand je suis née. Tu viens de nous quitter alors que tu avais exactement le double de mon âge. Il y a un an, tu conduisais encore, je te revois concentré sur la route, ton chapeau sur la tête (toujours ton chapeau, toujours ton élégance surannée) ; tu as décidé de revendre ta voiture quand tu as commencé à voir des fleurs partout, des fleurs à gauche, des fleurs à droite, des fleurs au milieu de la route. Tu viens de nous quitter, six ans après ta femme, quatre mois après ta fille. Embrasse-les bien fort pour moi, dis-leur que je les aime. Pendant ces six dernières années, j’ai souvent pensé que je ne saurais jamais ce que ça fait d’avoir passé plus de soixante-dix ans de sa vie avec la même femme, ni ce que ça fait de la perdre, comment on fait pour continuer, pour ne pas maudire le soleil.

Nous qui restons, nous te perdons et nous perdons avec toi le dernier représentant d’un monde dont ce siècle n’a pas conservé de traces, un monde dont les saveurs, les couleurs et les atmosphères me manqueront toujours et que j’associe sans doute naïvement à l’innocence et à la légèreté. Nous en aurons vécu des choses, mamie, toi et moi, depuis mes premiers pas

jusqu’à mes premiers aveux puisque c’est l’année de la photo ci-dessous, me semble-t-il, que je vous ai confié mon béguin pour la prof de planche à voile, je crois que c’était en ex Yougoslavie. Vous avez été les premiers à connaître mon secret. J’ai revu la prof de planche à voile sur les photos, une blonde athlétique aux longs cheveux bouclés, j’ai ri dans mes larmes en mesurant combien mes inclinations avaient changé.

Mamie et moi, on t’appelait Sauvache, ça nous faisait rire aux éclats. Tu haussais les épaules avec ce demi-sourire sans paroles qui t’a longtemps valu le surnom de Clint Eastwood. Je viens aussi de me rappeler que parfois, je t’appelais Yves Mourousi, à cause de l’implantation capillaire sans doute. (Pépé et mémé, c’était Jean Gabin et Simone Signoret.)

Tu as pris des milliers de photos dans ta vie ; j’en ai récupéré une partie et je les regarde avec émotion – celle-ci est d’emblée devenue l’une de mes préférées : la joie de vivre avec mes grands-mères bien-aimées, Lucette et Denise dont je porte les prénoms, au bord de ce genre de canal dont je fréquente aujourd’hui encore assidûment les berges. Je me rends compte en voyant ces centaines de photos qu’au fond j’attends toujours le moment de nos retrouvailles. Comme si la vie allait récompenser le courage que l’on a d’affronter les deuils, comme si elle finissait par dire, Ok, vous avez été super braves, maintenant nous vous rendons vos disparu-e-s. Ça ne peut pas finir comme ça – ça ne peut pas finir.

Il y a aussi les photos qu’il faudrait exposer en galerie, celle-ci par exemple, dont le flou fantomatique est une allégorie du temps qui nous échappe. Elle va très bien avec la musique que je suis en train d’écouter, une longue piste de Karen Vogt qui, par coïncidence, s’intitule I’ve Been Waiting for the Longest Time.

Et celle-ci, que David Lynch te jalouse et sur laquelle, malgré son cadrage atypique, je reconnais mes parents. Elle est tout simplement sublime.

Au revoir, mon papy, René ex Renato, Clint le Sauvache, l’interprète de Marinier dont les aigus valaient bien les cadrages photo. Chaque jour je monte sur le vélo que tu m’as offert et je prends des photos de paysages, comme tu l’as fait inlassablement tout au long de ta vie. Je prends la relève.

Les cahiers de la vacance ~ 1

Qu’il est beau, ce premier volume consacré à la Vacance poétique de la Perle, fabriqué main sur de beaux papiers, avec des illustrations de Victoria Dorche. On y retrouve des extraits des textes que Marion Renauld, Cédric Lerible et moi-même avons écrits l’été dernier – dans mon cas, le texte Ici bientôt – et une préface d’Anna Serra. Ce magnifique objet est l’œuvre d’Aude Caruana pour les éditions O. Merci Aude, Anna et Victoria d’avoir offert à nos textes un si somptueux écrin…

Super sauveur

Un ami m’envoie un lien vers le site d’un éditeur qui vient de publier un livre sur les compositrices, un livre qui « enrichit le propos » sur ces grandes oubliées de l’histoire de la musique. Cet ouvrage si nécessaire a été écrit par un homme. Il fallait bien ça pour rendre justice à la création musicale féminine : un homme. Un super sauveur. Dans ce pays qui n’a aucun problème avec son histoire coloniale, rien ne choque personne : un homme reçoit une palme d’or pour un film qui montre la sexualité lesbienne, des hommes blancs écrivent des bouquins sur le blues et l’histoire du jazz, une autrice hétéro cisgenre passe à la télé pour parler d’un roman dont le narrateur est un trans, alors quoi ? Un homme peut bien écrire sur les compositrices méconnues (en fait, il ne parle que des plus célèbres d’entre elles mais c’est une autre histoire). Quand on raconte ça en Angleterre, les yeux s’arrondissent, mais en France, le bon vieux pays du mâle hétéro cis blanc, il n’y a vraiment aucun problème. Le monde n’est-il pas fait par et pour eux ? Leurs mamans elles-mêmes ne leur ont-elles pas toujours dit qu’ils étaient le centre de l’univers ? Ce n’est pas leur faute, bichons.

/3 : chez moi : ronronnant

Je suis rentrée hier, après trois jours à Paris puis deux à Metz – avant ça, je ne sais même plus où j’étais ; tout ce que je sais, c’est que ce n’était pas ici. Pas chez moi. Je ronronne au milieu de toute ma vie en retard qui attend que je la trie, je ronronne parce que j’ai cinq jours chez moi, sans gare, sans train, sans train arrêté en pleine voie, pour votre sécurité n’essayez pas d’ouvrir les portes (un tiers au moins des dizaines de trains que j’ai pris récemment avaient un problème technique ou un autre : vraiment, ils ne sont pas bien portants). Hier, depuis le TER, entre Arras et Lens, j’ai contemplé la silhouette de Pinchonvalles, de son prolongement dans le bois des Bruyères et au-delà jusqu’à Vimy ; j’ai imaginé tous les animaux sauvages qui vivent là ; songé qu’à cette période de l’année, les jacinthes devaient tapisser le sol dans les bois humides et je me suis demandé comment les sangliers, les chevreuils et les lièvres perçoivent leur éclosion, quelles émotions elles leur procurent. C’était l’appel des bois ( La pelle de la forêt, l’un des poèmes de mon recueil Extrasystoles). Je n’y ai pas résisté.

Je n’ai croisé personne dans les bois. Je n’entendais que le vent dans les arbres, le grincement des branches, le chant des oiseaux, parfois les bruissements furtifs à mon approche ou le cri strident d’un faisan, qui me faisait sursauter puis sourire. Mais ce n’était pas le paradis. Plantés directement dans l’écorce des arbres, des dizaines de panneaux indiquaient des zones piégées. Même hors saison de chasse, les animaux non-humains n’ont pas droit à la paix, leurs vies sont sacrifiées à des dégénérés, avec la bénédiction du dictateur. Sans ces panneaux, j’aurais sans doute classé ce billet dans Splendeurs & Merveilles, ça fait longtemps.

Extrasystoles

est mon journal de résidence à la Factorie, Maison de la Poésie de Normandie, en janvier 2022. Il y est question de mes camarades de résidence (Anna, Catherine, Emanuel et Maud) ainsi que d’une peine de cœur classique mais surtout de ma rencontre avec un sanglier mécontent et de la manière dont cette rencontre a commencé à modifier mon regard sur le monde, particulièrement sur la dichotomie civilisation/sauvagerie et sur ma place incertaine entre celles-ci – ces modifications sont toujours en cours, c’est une lente tectonique mentale (la suite en octobre, je n’en dis pas plus pour l’instant parce que je ne suis pas sûre d’y être autorisée). Ce tout petit recueil est l’un des trois premiers titres, parus simultanément, de la bien nommée collection Lune de Poche, des Carnets du Dessert de Lune. Je le présenterai en mai à la Comédie du Livre, à Montpellier, puis en juin au Marché de la Poésie à Paris. Il sera également disponible sur le stand de l’éditeur au salon du 1er Mai à Arras, mais sans moi, qui ai patinoire ce jour-là.

Je mettrai bientôt en ligne dans le menu consacré à mes publications une présentation plus complète de ce petit livre, avec des photos et de la musique, comme toujours – ou presque : j’ai maintenant trois livres de retard et vous n’imaginez pas ma boîte mail.

Sisters

disons qu’une petite sœur, c’est quelqu’une auprès de qui être soi semble facile – possible – autorisé quoi que soit ce soi, quelqu’une que l’on protège et qui nous protège ; Paris est moins un problème quand on y a une petite sœur à serrer dans ses bras, une petite sœur qui nous fait sourire d’être là

après avoir bu un thé avec Adèle à côté de la librairie Sans Titre (qui est la petite sœur du Comptoir du Livre à Liège), j’ai marché jusqu’à Montreuil où, étant arrivée en avance, j’ai fait ce que je n’avais jamais réussi à faire auparavant, ce truc si naturel à la plupart des gens – comme je l’écrivais il y a 17 ans, parlant de moi-même à la troisième personne,

« Le courage lui manque, d’affronter un univers dans lequel elle sent ne pas avoir sa place. Chaque fois que sa main hésite à pousser une porte inconnue, la crainte d’être toisée comme une intruse lui fait rebrousser chemin. Dans une ville où elle n’a pas d’habitudes, elle peut marcher des heures sans trouver d’endroit où se poser, finit par acheter une boisson ou une part de quiche dans un des ces bouis-bouis qui ouvrent sur la rue, et par se trouver un banc dans un parc, près de l’entrée, qui est aussi la sortie, et elle s’y sent immanquablement seule et misérable. Elle a toujours pensé qu’il lui manquait une information, comme si chaque lieu au monde, musée, restaurant, piscine, boutique, bibliothèque, plage, salon du livre, cercle d’amis, possédait ses codes et ses règles de conduite propres, qu’elle était censée connaître comme tout le monde mais qui lui avaient échappé dans un moment de distraction originel. »

pourtant hier, je me suis arrêtée dans un bar en face de la médiathèque, sans hésitation ni appréhension, j’ai commandé une bière et dodeliné de la tête sur des chansons funk radiophoniques en échangeant des messages avec mon amoureuse et en écrivant dans mon carnet

c’est elle, je crois – mon amoureuse – qui par contamination m’amène à me sentir un peu plus chez moi en terre humaine ; toutes les rencontres que j’ai faites récemment m’y aident aussi – pas un contexte où je ne cite Vertébrale(s), à voix haute ou par-devers moi, pas une aventure humaine ou créative dans laquelle je me lance sans avoir à l’esprit de me ménager assez de place pour respirer, de laisser respirer les formes, entre autres choses que mes co-Vertébrales chéries et moi cultivons

je pensais à tout cela, hier soir, en buvant mon verre dans le bistrot face à la médiathèque de Montreuil où, ensuite, j’allais parler de L’Évaporée, qui est aussi une œuvre de sororité, à l’invitation de la revue féministe La Déferlante, où mon éditrice me ferait la surprise d’être présente (comme elle l’est toujours, en fait) et où ma principale interlocutrice s’avèrerait être la sœur de la personne à qui je dois d’avoir un jour rencontré, à la Roche-sur-Yon, la véritable évaporée de mon réel

soit un sacré vertige de sororités diverses

merci à Nora Bouazzouni, qui modérait la rencontre et que j’ai eu grand plaisir à rencontrer ; merci au festival Hors Limites, à la revue La Déferlante, à la médiathèque de Montreuil, à la librairie Folies d’Encre, au public évidemment, et merci à Charlène Yves pour les super photos – en voici trois

et encore un sanglier : voici Extrasystoles

Ma rencontre avec un sanglier dans la forêt de Bord lors de ma résidence à la Factorie en janvier 2022 a trouvé place dans la toute nouvelle collection des Carnets du Dessert de Lune, Lune de Poche. Parution officielle après-demain. A défaut d’avoir encore pu voir et feuilleter le livre, j’ai reçu cette newsletter de l’éditeur ce matin :

« Extrasystoles – Fanny Chiarello

Extrasystoles, récit poétique haletant nous entraîne dans la fulgurance d’une rencontre. Avec une observation incisive, crue et tendre à la fois, et non sans une certaine ironie à ses dépens, Fanny Chiarello écrit l’entrechoquement entre la rencontre d’un sanglier – pendant une résidence d’écriture en Normandie – et un amour absent. L’irruption d’un réel brut et menaçant est ici formidablement restitué : un authentique témoignage de l’expérience de la peur. C’est un texte qui nous déplace en même temps qu’il nous ramène à l’essentiel. »

agenda

Mes trois prochaines rencontres :

demain à Bordeaux,

« Fanny Chiarello explore ville ou campagne en courant ou à vélo, dans une lecture poétique enthousiasmante de vitalité. Victoria Guerrero retrace les femmes au fil des conflits et nous renvoie au réel en poésie. Lisette Lombé, poétesse, et Cloé du Trèfle, musicienne électro, s’associent pour une lecture organique et pulsée racontant une reconquête de soi.

Une soirée proposée par la Maison de la poésie de Bordeaux en partenariat avec l’association Klac »

Merci à Patrice Luchet pour l’invitation. (J’y serai incognito puisque j’ai désormais une véritable crinière, que je laisse le vent sculpter à sa guise, personne ne me reconnaîtra).

La semaine prochaine, je retrouve Wendy à Montreuil pour le festival Hors Limites

Et le 16, je retrouve ce cher Lucien à Metz pour le festival Poema

deux ans sans Vénus

Hier, ça faisait deux ans que l’intrépide Dame Sam, ma DS Vénus, ma cocotte chat, était partie s’éteindre dans la bande boisée qui sépare mon jardin de la cour du lycée, après avoir partagé dix-sept ans de ma vie. Deux ans que je ne l’avais pas vue, que je n’avais pas soufflé doucement dans les poils si doux de son ventre pour y faire des flaques de chaleur, que je n’avais pas mordillé ses oreilles, un an qu’elle ne dormait plus sur moi, sur mes genoux quand je travaillais, sur mon ventre ou sur mes jambes quand je dormais aussi, deux ans qu’elle n’avait pas réclamé d’eau, qu’elle n’avait pas boudé, qu’elle n’avait pas miaulé à tout rompre, qu’elle n’avait pas ouvert un placard d’un coup de patte autoritaire, qu’elle n’avait pas posé pour moi, plissant les yeux dans la lumière, deux ans que je ne l’avais pas soulevée pour la faire danser sur l’allegro con brio de la septième de Beethoven. Hier, alors même que j’ai pensé à elle comme chaque jour, je n’ai pas célébré ce triste anniversaire, parce que je n’avais pas conscience d’être le 26 février. Mais les jonquilles que j’ai plantées pour elle l’année dernière ont éclos et, cette nuit, j’ai rêvé d’elle. Alors c’est avec un jour de retard que je plante pour elle dans notre jardin les fleurs d’un nouvel hiver qu’elle n’aura pas connu, en écoutant Venus de Shocking Blue.