je passe la serpillière quand soudain j’ai une pensée pour ceux que l’on dit loques – oh sans prétendre juger de qui est loque et qui pas loque mais enfin ce sont des choses qui se disent des choses que l’on dit malgré qu’on en ait alors pourquoi pas y penser en passant le balai ?
on ne naît pas loque, on se fait loque me dis-je ainsi raclette en main voire on est fait loque par quelque perversité narcissique sous l’emprise de laquelle on croupit quand on s’est laissé capturer comme au lasso car un pervers ne se repère pas à tous les coups : il y a des pervers mous alors on s’enfonce sans résistance dans leurs sables mouvants et on en ressort loque, essoré – si l’on en sort car il en est qui passifs voient les décennies se succéder sans espoir d’esquiver leur despote et s’éteignent dans le silence où seuls bruissent leurs chaussons glissant sans force sur le sol tapissé des miettes molles qu’ils laissent traîner – car pourquoi ramasser ce qui reviendra ? se dit l’humaine loque pour qui chaque jour est le décalque des autres tant la loque manque de goût pour tout
bien que victime ça ne suscite pas la sympathie une loque mais plutôt des soupirs de lassitude : tel est le triste sort des loques que de suffoquer en faisant se lever les yeux au ciel comme une nuée de mouettes c’est ce que je me dis encore en rinçant la serpillière ensuite de quoi je laisse à mon tour les loques pour aller vaquer à mes petites activités
Mes amies m’alertent quand je suis trop ceci ou cela, elles me signalent quand je ne me comporte pas selon les règles de l’humaine société – Oui mais, je plaide, c’est parce que je n’ai pas entendu les instructions au début un lapin devait passer j’avais la tête ailleurs Eh bien les voici les instructions disent mes amies, ne fais plus ça et je dis D’accord – parce que j’ai conscience d’être un cas difficile – D’accord merci
mais voilà qu’un jour mes amies me disent Arrête de te voir comme un boulet alors que tu es une super petite amie Ah bon ? je dis ébahie par cette nouvelle donne Mais pourquoi dans ce cas en suis-je à ma 23ème rupture en comptant les pas plus grandes que l’étrier, le plus petit os du corps humain ?
mes amies disent Arrête de traiter les filles comme des princesses : le jour où tu cesses de verser des pétales de roses sous leurs pas le temps de te moucher, elles ont envie de te tordre le bras de te foutre face contre terre de t’écraser la mâchoire sous leur genou en te crachant à l’oreille Alors petite merde,dis- le, c’est qui le centre del’univers ? Hein ? C’est qui, le soleil ici ? (ton bras toujours tordu dans le dos et ta nuque sur le point de rompre comme une pince à linge en bois) Dis-le,quantité négligeable, dis-le, que siton soleilse fait la malle, tu crèves (le genou sur ton nez à présent si fort qu’il grince et des gravillons s’incrustent dans ton menton) Tu crois peut-être avoir jamais été autre chose qu’un miroir pour moi, insignifiante chiure de tique ? (tes dents enfoncées dans la terre sous les graviers) Je t’oublie en un battementde cils, infime crevure, qu’est-ce que tu imaginais, hein ? – Enfin, tu vois ce que je veux dire ? demandent mes amies Ah oui j’acquiesce Bon, et aime-toi un peu concluent-elles, puis on mange des chips
Et voilà qu’à bien y regarder soudain je me fais l’effet d’une pub pour un site de rencontres kitsch et je m’y lis (quelle surprise) attentionnée disponible enthousiaste je partage ce(ux) que j’aime et je ne pense pas que l’on s’ennuie particulièrement avec moi si tant est que l’on se passionne pour les faune & flore des terrils les musiques jamais entendues à laradio les boîtes aux lettres en forme de chalet l’arrière-monde et le mouvement perpétuelsur pieds ou roues de vélo
Plus tard je récite la liste de mes qualités dans la solitude de mon cerveau spumeux quand une chanson vient s’y trémousser alors je me la chante à tue-tête en passant l’aspirateur, I’m a wonderful thing, baby Such a,such a wonderful thing, baby
cette nuit j’ai rêvé que j’allais faire du patin à glace avec X je voulais garder mon sac à dos près de la piste au cas où il me faudrait une écharpe un mouchoir un baume à lèvres mais elle se moquait de moi – son petit nez plissé comme ça – m’ôtait le sac du dos pour le laisser à la consigne avec le sien et je posais la main sur sa joue alors elle frottait le sommet de son crâne contre ma paume à la manière d’un chat
je me suis remémoré ce rêve quand j’ai tenté de courir dos à la route pour contempler en même temps l’aurore écarlate et pensé que la marche arrière était plus commode en patins
6h45, je viens de saluer Carrie sur son étang et me dirige vers le terril de Noyelles quand je vois un lièvre blessé sur le chemin, à 1,50 m de la route. Un lièvre si petit que je le prends d’abord pour un lapin. Il est étendu sur le flanc, les pattes étirées ; il n’a pas de plaie ouverte, pas de sang dans les poils. Je n’ose pas l’approcher parce qu’il a peur de moi, dès que j’esquisse un pas vers lui je peux voir le pelage clair de son ventre palpiter beaucoup trop fort, ses yeux s’écarquiller, ses pattes creuser le sol du chemin dans sa tentative désespérée de fuir. Je me tiens à distance tandis que je cherche de l’aide, appelle des numéros et tombe sur des répondeurs, il est si tôt. Je décide d’amener le lièvre chez moi en attendant 8h30 et l’ouverture de la clinique vétérinaire voisine, j’ôte ma fine écharpe de tissu pour l’envelopper dedans mais il devient fou, émet une espèce de sifflement déchirant ; je renonce à le porter pendant 3,5 km alors qu’il est au bord de la crise cardiaque et qu’il a peut-être un organe endommagé. Je pleure beaucoup, ce qui ne sert à rien, appelle des proches qui ne peuvent rien faire pour nous. Je me demande pourquoi moi, pourquoi maintenant ? Passé ce bref moment de panique égocentrique, je parviens à joindre la vétérinaire de garde, qui m’envoie vers les pompiers, les pompiers disent que ce n’est pas de leur ressort mais me demandent où se trouve le lièvre, je cours jusqu’à une plaque de rue, je dis rue Georges Rainguez à Noyelles-sous-Lens, près du pont, vous voyez ? Pas du tout, Madame. Ce n’est pas de notre ressort, me répète-t-on, désolé, voyez avec le centre communal. Au centre communal, on me répond car il est maintenant 7h, mais on me répond avec réticence – Que voulez-vous qu’on fasse ? Et moi, dis-je, je suis censée le regarder crever sur un bas-côté ? On me demande une adresse alors je m’emporte : Pourquoi vous dire où il se trouve si vous ne pouvez rien faire ? Je vais venir, me dit la voix, soudain plus conciliante, je serai là dans un quart d’heure. Je remercie treize fois. J’attends près du lièvre ; je me pose juste à côté de lui et lui parle d’une voix si douce qu’il finit par s’apaiser, les yeux moins mobiles et ses pattes cessent de ruer dans les cailloux du chemin. C’est seulement alors que je comprends ma méprise : ce serait vraiment un grand lapin. Et puis, si près de lui, je vois la forme de ses oreilles, de son museau, de ses pattes. Ce doit être un tout jeune lièvre, un enfant. Je lui dis que tout ira bien, accroche-toi, bébé, n’aie pas peur, on va te soigner puis tu retourneras dans la nature raconter à tes amis ta grande aventure chez les humains. J’essaie d’y croire quand l’employé dépose avec précaution dans un cageot le lièvre qui de nouveau siffle et rue ; j’acquiesce avec espoir quand il me dit qu’il va confier mon protégé à une association. En l’attendant, je m’étais promis de ne pas quitter le lièvre tant que je ne verrais pas de mes propres yeux des gens compétents le prendre en charge mais je ne peux pas m’imposer dans l’utilitaire de ce monsieur qui par ailleurs ne me semble pas dénué de compassion – il me dit que les gens roulent trop vite, ici, que je dois avoir froid, il caresse délicatement le flanc du lièvre avant de le poser dans le cageot puis à l’arrière de sa camionnette, d’ailleurs je n’ai pas d’autre choix que de lui accorder le bénéfice du doute, à défaut d’une confiance dont je suis devenue incapable – quelques jours après avoir constaté que même les gens qui disent vous aimer vous lâchent quand vous avez désespérément besoin de soutien, comment puis-je en toute sérénité confier un lièvre blessé à un homme qui pourrait aussi bien être un chasseur ? Mais que puis-je faire d’autre ? Sinon répéter treize fois merci – et c’est comme dire au lièvre que tout ira bien.
J’étais incapable d’apporter à ce petit être sans défense les soins dont il avait besoin, or pour rien au monde je ne l’aurais abandonné aux crocs de ses prédateurs ou à l’indifférence, voire à la cruauté des passants qui n’allaient pas tarder. Seule, j’étais totalement impuissante. Aujourd’hui, peut-être ai-je sauvé un lièvre ou peut-être ne reverra-t-il jamais les siens ni ne sentira plus le soleil réchauffer l’atmosphère au bord du ruisseau. Je vais devoir vivre avec cette incertitude.
plus je suis fatiguée moins je sens que je cours c’est facile et pendant un peu plus d’une heure malgré le givre qui mordille, je n’ai pas froid tandis qu’à la maison si, assise j’ai froid dedans et faim de nouveau quand la nausée bâille alors
j’ai fait des chaussons avec les pommes que ma nouvelle éditrice m’a apportées mardi ce sont mes premiers chaussons aux pommes de la vie diminuée, les gestes sont revenus spontanément et je n’ai pas pleuré parce que je n’ai plus d’eau dedans, ni chaleur ni eau ni parfois rien du tout : il arrive que la douleur reste collée hors de vue – une chaussette dans un tambour de machine –
et quand elle revient, le sang fouette l’intérieur de mon crâne, aussi abrasif que du sable pulsé par pression et grand débit d’air et la tête tourne – ainsi, quand j’ai décollé du mobilier urbain les affichettes de Dame Sam a disparu et que sur les photos elle me dardait son regard vert impérial. ce matin alors que je courais dans la nuit scintillante je lui ai dit Mon bébé, envoie -moi une étoile filante et j’ai imaginé son regard vert cligner nonchalamment bien sûr car cette petite chipie chat n’en a jamais fait qu’à sa tête
Cette nuit, je n’ai pas dormi. Vers quatre heures, j’ai entendu des pas dans l’escalier. Je n’ai pas envisagé un instant que quelqu’un se soit introduit dans la maison, ce qui aurait nécessité un certain fracas et, pour cette raison même, mon cœur a été saisi, mon cœur qui depuis trois jours bat de manière expérimentale. Il a fallu plusieurs minutes pour qu’il retrouve un rythme à peu près plausible.
Ce matin, je suis partie courir à 5h59. Mon corps était si léger que je le déplaçais sans effort, c’était comme passer un chiffon sur les routes. Il n’y avait personne, nulle part personne, j’aurais pu croire qu’une apocalypse silencieuse avait eu lieu pendant la nuit si, de loin en loin, je n’avais vu passer un bus vide. Puis j’ai emprunté un chemin arboré à l’écart de toute habitation et dépourvu d’éclairage. Je n’entendais pas un bruit, hors celui de mes semelles, ce qui me donnait une sensation étrange, mais soudain j’ai perçu un bruissement à ma droite. Il venait des arbres mais le son avait plus à voir avec le grésillement de l’électricité, or il n’y avait pas plus de pylône à proximité que de vent. Le son courait auprès de moi et, comme pendant la nuit, j’ai ressenti une peur profonde, puis la peur s’est dissipée. Le son m’a suivie pendant plusieurs centaines de mètres tandis que je fixais avec perplexité les branches nues et immobiles dont il semblait provenir. Quand j’ai tourné la tête dans l’axe du chemin, j’ai vu dans le ciel dégagé, où les constellations se dessinaient nettement, une étoile filante. Le grésillement s’est tu dans les arbres et les oiseaux ont entamé une foisonnante polyphonie.
Alors j’ai compris. C’était elle, elle qui me disait les mots de Beverly Glenn-Copeland (la reprise de Lafawndah m’est venue spontanément comme si quelqu’un – je sais bien qui – avait appuyé sur play dans ma tête),
Don’t despair Tomorrow may bring love
Non, ma bonne étoile, je ne désespère pas. Relisant les paroles du morceau, de retour chez moi, je ne suis pas surprise d’y trouver cette phrase, à laquelle je n’avais jamais prêté attention : So you go to the window in search of a sign.
Dans le train, ces musiques pour me relier à DS Vénus, les paysages familiers comme des lames dans le ventre et un poème pour mon requiem, gribouillé dans le carnet que m’ont offert mes merveilleuses amies.
Kaja Draksler Octet, Danas, Jučer, Sutra
Mica Levi, Rose
Venus ex Machina (Nontokozo F. Sihwa), Avril
pour survivre il faut épuiser le corps jusqu’à ce que les terminaisons nerveuses aient le bouilli de spaghettis mous épuiser le corps jusqu’à ce que le cerveau hébété se laisse aller à la distraction même si ça ne peut durer qu’un instant car dès lors que l’on se surprend à respirer l’air se fige dans les poumons gelés alors il faut attendre que l’esprit à notre insu de nouveau daigne s’égarer ainsi l’émission de jazz à la radio me parvient depuis le salon tandis que je plonge dans la casserole les légumes que je viens d’éplucher dehors la nuit commence à tomber je passe la main sur mon tablier saupoudré d’amidon brillant quand soudain je m’aperçois que la souffrance s’était suspendue entre deux spasmes comme une bête douleur menstruelle et qu’un moment ainsi baignée de sensations familières j’ai pu faire comme si la féline qui me faisait une vie doucement heureuse était toujours dans la pièce d’à-côté – hélas je ne peux savourer cette illusion car à peine la conscience s’écarquille-t-elle que déjà la douleur explose en supernova dans mes viscères et je me rappelle que je cuisine des légumes qui allaient se perdre avant de les congeler pour le jour où mon corps enfin réparé acceptera de s’alimenter
Mon requiem avance à une vitesse un peu vertigineuse ; il enfle de tout ce que répand mon cœur déchiqueté. C’est un roman qui n’en a pas l’air, très fragmenté mais au dispositif serré : un goutte à goutte en fin de perfusion. On y trouve plusieurs poèmes écrits en 2017 mais pas celui ci-dessous, que par ailleurs j’aime toujours beaucoup. Dame Sam l’aimait bien aussi (ce sont des choses que je devinais au mouvement de ses oreilles quand je lisais à voix haute). Il est tiré d’une histoire vraie.
quelle image voulez-vous avoir de vous-même si vous laissez cet homme vous traiter ainsi ? voilà ce que j’ai dit à ma gynécologue l’autre jour quand elle pleurait puis elle a retiré le spéculum elle a dit que j’avais raison et qu’elle allait quitter ce salaud puis j’ai payé 57 euros et je suis remontée sur mon vélo puis j’ai mangé des miettes à même le sol et j’ai dit merci aux doigts qui les égrenaient j’ai l’impression que ça m’a coûté très cher est-ce que c’est remboursé ?
Photo prise dans l’arrière-monde ronchinois en cette même année 2017.