JC+11

Je suis assise auprès de mon amour dans la lumière du matin, sur le muret du jardin, la rosée scintille et des oiseaux par dizaines pépient autour de nous, sans aucun bruit pour les parasiter. Nous sommes assises au cœur de l’éternité, sa main entre les miennes.

Sur la véloroute, les buissons et les haies bruissent, des emballages plastifiés tourbillonnent au milieu des débris végétaux. L’entretien des espaces publics est-il suspendu ?

Sur mon nouveau territoire secret, les lapins décampent à notre approche, nous les voyons filer dans les ronces et les détritus à flanc de colline. Au sommet, on pourrait mal s’asseoir pour contempler le 11/19 mais l’heure de sortie touche à sa fin, il faut se hâter avant de s’autodétruire.

« Pic de pollution particules aujourd’hui », m’alerte Atmo HDF. De fait, depuis le promontoire aux lapins, on voyait quelque chose comme un smog flotter sur l’autoroute déserte. Comment est-ce possible ? Il n’y a presque plus de circulation et le vent fait rugir Carol-Anne et siffler Socorro de toutes parts comme un Vaisseau Fantôme. (Ce soir, notre lycéen suggèrera que c’est peut-être parce que les usines de masques tournent à plein régime.)

Dans les rues du centre-ville, les gants en plastique jonchent les trottoirs en plus grand nombre que tout autre type d’ordures. Les rares individus que nous croisons sont inquiétants, certains parlent tous seuls en titubant, d’autres ont des difformités qui coulent hors de leurs vêtements comme de la cire chaude. Des zombies. Des éléments de signalétique claquent dans le vent avec un bruit métallique. C’est un samedi après-midi dans les rues commerçantes.

Pendant que notre collégienne prépare une pâte à crêpes, je sors appeler un ami, je marche sous les magnolias du rond-point, à deux pas de chez moi, dans le seul sifflement du vent : l’espace public est devenu plus calme que mon espace privé. Mon ami aussi a le nez cassé ; lui non plus ne peut plus lire ni regarder un film parce que voir des gens libres de leurs mouvements semble ne pas le concerner. Les consignes de confinement et les interdits touchent à tant de craintes profondes exploitées par le cinéma et la littérature que nous les avons vite assimilées : dehors = danger, autrui = danger = ennemi. Le soir, une de mes amies dit en riant, Je vais lancer sur les réseaux sociaux un appel à manifester contre ceux qui ne respectent pas le confinement. Nous rions. Chez elle, à Montpellier, il y a un couvre-feu ; elle dit que ça aussi, on l’intègre très vite, comme si on n’avait jamais rien connu d’autre.

Nous écoutons le point sur le coronavirus donné par des ministres et des professeurs, mon amour s’assoupit dans mes bras sur le canapé, notre collégienne est très concentrée, notre lycéen et moi éclatons de rire, par moments. Parfois tout cela semble surréaliste et d’autres fois, ça semble plus réel, plus brutal et plus implacable que tout ce que nous avons jamais vécu ; ça me rappelle une chute à vélo, que j’ai décrite ainsi dans une des sept versions qu’a connues mon roman Le zeppelin (un roman de carnage sur l’échec du collectif) : « La douleur est une flaque, un tapis, un plan vectoriel. Elle étend ses deux dimensions à l’infini, d’abord noire puis rouge puis d’un blanc piquant, scintillant. Je ne perds pas conscience. Ma respiration est bloquée, je me demande si elle va revenir ou si ma cage thoracique est cassée comme un plateau de flûtes à champagne et que bientôt je sentirai tous ses éclats déchirer mes organes et que ma bouche laissera s’écouler leur sang sur les copeaux de bois. »

Premier soir sans apéritif. Je bois une infusion de fenouil dans la pénombre du jardin, sous l’océan de Carol-Anne, en discutant avec mon amie de Montpellier. C’est la première fois que nous parlons au téléphone, d’ordinaire nous nous envoyons de longs mails ou de brefs SMS. De manière plus générale, nos habitudes changent, insensiblement ; mes amis et moi nous accordons à dire que nous ne vivrons plus jamais de la même manière.

Nous nous couchons tôt. Nous écoutons les bruits étranges et variés que la tempête tire du Vaisseau Fantôme Socorro. Et ça, c’est quoi ? On dirait… On dirait… J’aime beaucoup ce jeu. J’aime beaucoup l’acoustique du confinement, la place que le silence laisse aux sons pour s’épanouir, exprimer toutes leurs nuances et tout leur mystère. Je me rappelle mes premières nuits ici, seule, quand je découvrais le langage de la maison, ma rencontre avec Polty, cette manière qu’il avait de frapper là où je ne l’attendais pas, pour le plaisir de me voir sursauter, me pelotonner sous ma couette, la respiration en suspens et les yeux écarquillés. J’attendais le matin, je l’espérais. Ce soir, par instants, notre collégienne a eu peur. J’ai condamné la boîte aux lettres pour qu’elle cesse de claquer, vérifié plusieurs fois que toutes les portes et fenêtres étaient bien fermées. Oui. Qu’est-ce qui claque, alors ? Mon amour et moi nous sommes regardées en souriant. Arrête, Polty, ai-je soupiré.

Je pense à un morceau de Geneva Skeen, The Sonorous House, sur son album A Parallel Array of Horses, qui est un pur joyau à écouter très fort, au calme – si possible en mouvement. Comme je ne parviens pas à partager ce titre précis, en voici un autre, mon préféré du même album, Los Angeles Without Palm Trees, qui quant à lui a une très belle vidéo.