JC+13

Je me réveille angoissée. Je prends mon petit-déjeuner seule, debout dans la cuisine. Notre lycéen  entre se préparer un thé quand, pour la première fois depuis le début du confinement, la sonnerie du lycée se fait entendre : une petite mélodie très douce et aujourd’hui assez terrifiante, qui retentit dans une cour déserte.

(Derrière Carol-Anne, la cour du lycée.)

Je me demande si notre lycéen perçoit le caractère post-apocalyptique de la scène ou s’il est seulement surpris. Je me demande si sa sœur et lui se sentent concernés par l’événement qui est en train de frapper l’humanité ou si, comme il le semble, l’une est juste pétrifiée par les interdictions et la peur de l’autorité (elle ne sort que si on l’y oblige et nous engueule si on l’approche à moins d’un mètre, craignant d’être jetée en prison) tandis que l’autre est obnubilé par l’ombre que ledit événement pourrait porter sur ses études : C’est de mon avenir qu’il s’agit, disait-il la semaine dernière quand nous avons essayé de relativiser l’importance de rendre un devoir en temps et en heure (il est débordé, ses professeurs étant apparemment de ceux qui font peser sur leurs élèves leur besoin de se sentir utiles au milieu de l’hécatombe). Je me demande comment j’aurais vécu ce genre d’épisode à leur âge, ce que j’aurais écrit dans mes carnets pour en rendre compte et ce que j’aurais exprimé oralement. Je me rappelle ma terreur quand j’ai vu à la télé des images de l’attentat de la rue de Rennes ; j’avais douze ans, et ces images m’ont traumatisée au point qu’aujourd’hui encore, j’y pense chaque fois que j’aperçois l’enseigne de Tati – dont, en l’occurrence, je n’ai jamais été cliente. Je me demande quelle musique j’aurais choisie pour bande originale à un tel épisode. Sans doute rien de très glorieux.

Le vide exact du jour 

(Oui, désormais, des rubriques rythmeront ce journal de confinement.)

Dame Sam est sale. Je sens des paquets de poils collés quand je caresse son flanc gauche ; ce matin, elle est tombée dans la salle de bain. J’ai peur. Je veux qu’elle vive toujours ; quand je pousserai mon dernier soupir, très vieille, je veux qu’elle soit sur mes genoux, ronronnant comme un petit moteur chaud et tendre – et que la tête de mon amour soit sur ma poitrine, et les doigts de ma main droite dans ses fabuleux cheveux, et ceux de la gauche sur sa peau. Quand nous serons très, très vieilles. Ou plutôt ses yeux dans les miens ? Je ne sais pas. Comment choisir ? Je voudrais tellement croire en Dieu, et en une vie après la mort, où je retrouverais tous ceux que j’aime, mes grands-parents, mon chat Joe et quelques autres (mon esprit refuse d’envisager d’autres pertes d’ici là).

La semaine dernière, je me suis réveillée joyeuse, un matin, après avoir vu ma grand-mère pendant la nuit, dans un rêve si précis et détaillé qu’il me semblait avoir vraiment vécu la scène : au milieu d’une fête qui avait lieu dans ma maison, je la voyais soudain, assise par terre contre un mur, les jambes repliées contre elle ; elle portait un sweat-shirt à capuche et un jean à l’ourlet très large, sous une mise en plis impeccable et son sourire le plus radieux (que celui de mon amour me rappelle beaucoup : un sourire de petites dents parfaites et de lumière pure). Ensuite, nous tenions un stand dans un vide-grenier, elle et moi. Pourquoi mon inconscient n’est-il pas plus souvent si généreux envers moi ?

(Mes grands-mères et moi en 2002 ; à gauche, Lucette, à droite, Denise – mon prénom complet est Fanny Denise Lucette.)

Hier, au téléphone, mon grand-père m’a livré un comparatif des terrines de dinde et de poulet que lui apporte ma tante ; quand il m’a demandé si j’aimais ce genre de choses, je me suis rendu compte que j’étais en apnée depuis le début de son exposé. Papy, ai-je dit très calmement, je suis végétarienne. Ah oui, s’est-il écrié, excuse-moi. J’aurais été verbalement assassine envers n’importe qui d’autre mais c’était mon papy alors j’ai ri.

Le gant du jour

Avec une semaine de retard, nous apprenons qu’il y a un couvre-feu à Lens – mais aussi à Aix-Noulette, Billy-Berclau, Carvin, Courcelles-les-Lens, Courrières, Dourges, Drocourt, Éleu-dit-Leauwette, Estevelles, Évin-Malmaison, Harnes, Hénin-Beaumont, Libercourt, Liévin, Loison-sous-Lens, Mazingarbe, Meurchin, Noyelles-Godault, Noyelles-sous-Lens, Oignies, Pont-à-Vendin, Sains-en-Gohelle et Sallaumines. Nous trouvons que ça sonne du feu de Dieu : Couvre-feu à Aix-Noulette, ça ferait un super titre pour un polar en Nord de Ravet-Anceau.

Le détritus du jour

Où est caddie ? 

Ce soir, pour accompagner notre apéro spécial prix de la Closerie des Lilas, je passe Memory Game, le nouvel album de Meredith Monk. Notre lycéen commence à danser, puis mon amour et moi. Tout l’après-midi, nous avons eu l’air ivres – mais ivres de quoi ? Et maintenant nous dansons en riant, puis c’est la belote et nous rions de plus belle. Notre collégienne et moi sommes assurément l’équipe championne du confinement.

La musique du jour

J’en découvrais en courant, ce matin, ce qui apparaît à mes oreilles nanties comme sa nouvelle version : Migration, toujours sur l’album Memory Game de Meredith. Le récitatif n’a pas changé. Quand je l’écoutais, il y a deux ans, il me rendait toujours mélancolique – cette description d’homo sapiens par une intelligence que l’on suppose extraterrestre puis l’évocation de son extinction : poignantes. Aujourd’hui, ce texte prend une dimension particulière.

Many were forced to move from place to place
Towards the end, the smell of the air changed
We know all these things because some of their ancient one are still among us

Le conseil lecture du jour

Les lignes de la main gauche.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 1

Piéton(s) : 0

Joggeur(s) : 1

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui