Ce matin, pour la dernière fois, je suis dans la salle Rrose Sélavy de la Factorie quand mes camarades, mes amis, dorment encore, afin de pouvoir lire fort et sans retenue mon journal de résidence et lui apporter les dernières retouches ; demain matin, je ne pourrai pas le faire puisque j’animerai un atelier d’écriture et vendredi matin, je repars. J’en ai le vertige. Retrouver mes proches, ma maison, mon territoire, oui, mais perdre ce quotidien d’émulation, d’affection, d’une douceur infinie, je ne sais pas comment je vais le vivre. Ici, quand quelqu’un pleure, on le prend dans ses bras, quand quelqu’un est ému, on le prend dans ses bras, quand quelqu’un est généreux, on le prend dans ses bras, et les regards sont complices, les rires spontanés, et les mots réparent, consolent, ressuscitent. Je reverrai très vite certain(e)s mais nous ne retrouverons pas l’alchimie particulière à ce petit groupe dépareillé. Je ne l’oublierai jamais.
Je rentrerai aussi traumatisée, dépossédée de ce qui m’animait tant depuis des années, cette illusion d’avoir ma place légitime au sein des autres espèces. Voici un extrait de mon journal encore à l’état de brouillon, qui témoigne de ce traumatisme avec un humour que je perds désormais dès que suis dans un ersatz de nature (oublions la forêt) :
« je te cherche partout et toujours au cas où
je te cherche dans les bois et les champs
je te cherche dans les friches
dans les squares les parcs à crottes
les bacs à fleurs municipaux
je te cherche au bord du lac
sur les terre-pleins les talus
je te cherche dans les rues
j’imagine l’entrefilet d’un fait divers
quelque chose avec les mots
sanglier strike poétesse
antispéciste passerelle ville nouvelle
je scrute l’espace
en quête d’arbres et d’abribus
autour desquels tourner avec toi
espérant que tu te lasses
avant moi de notre danse »
Hier, sur la route du lac, je suis tombée sur le sanglier sans tête (attention, l’image peut choquer).
J’ai pleuré pour lui, pleuré d’effroi, pleuré que mon espèce conquérante ait gagné la peur et l’hostilité des autres. Peu après, j’ai abordé un couple d’inconnus, seuls autres humains sur le chemin qui sépare la voie ferrée des champs en contrebas de la forêt. Je leur ai parlé longuement. Puis des oiseaux se sont agités dans les arbres, le bruit qu’autrefois j’aimais tant m’a fait sursauter, mon cœur battait si violemment que la tête m’en tournait. Quand je pense à toutes ces aubes sur l’EV5, seule dans l’habitat des autres, l’exaltation que j’y puisais, j’en frémis. C’est fini pour moi. Je ne voyais qu’à quelques pas, inconsciente de ce que la profusion de la nature et de la nuit masquaient à mon regard, splendeurs et menaces. La nature semble me dire, Dehors, tu n’es pas chez toi ici.