Tack för idag

Emanuel Campo, qui a des origines suédoises, nous a appris cette expression qui signifie « merci pour aujourd’hui ». Hier, nous n’avons pas dansé mais nous sommes lu et dit des textes que nous avons ensuite abondamment commentés (avec d’interminables digressions très rythmées) jusqu’à tomber de fatigue. Anna nous avait fait une soupe, qu’ont suivie des infusions de thym. Ainsi on peut dire que les poètes dansent tous les jours sauf pour la fièvre du samedi soir. Il était tout de même 2h30 quand nous nous sommes séparés sur des jambes en l’air qui valaient tack för idag.

Nous avons pris conscience que nous étions en train de développer un monde et un langage à nous, isolés dans notre retraite poétique, comme si le reste s’était effacé. Mais il faut dire que chaque jour, de nouveaux signes semblent resserrer nos liens. Hier matin, Maud est allée marcher vers le lac à peu près au moment où j’en revenais avec le sentiment d’être traquée, comme je l’expliquais dans mon billet du jour. Elle a aperçu dans la brume une forme inerte mais qui lui évoquait un animal. C’était un sanglier décapité, sans doute par un train car il gisait en contrebas de la voie ferrée quoiqu’à un certaine distance. Maud m’a montré les photos qu’elle a prises, il n’y a guère de doute possible et il semble que l’accident venait de se produire. Le pauvre a été fauché loin de chez lui, dans le périmètre même où (a priori contre toute vraisemblance) j’avais senti pendant un peu plus d’une heure que son surgissement n’était pas impossible.

Ce matin, j’ai contemplé le lever du soleil depuis la plus belle salle de la Factorie, sous laquelle coule la rivière, tout en travaillant à ma Suite du sanglier pour chevrotements et chaussettes roses, je la disais à voix haute pour estimer sa musicalité quand j’ai aperçu par la baie vitrée, là, juste sous la brèche,

le matin-pêcheur dont Anna m’avait parlé hier. Je ne déteste pas mes conditions de travail.

J’ai attendu que le fluo se répande dans la nature pour aller courir sans grand plaisir, gênée par les humains mêmes dont la proximité, exceptionnellement, me rassurait ; ils n’étaient pas si nombreux car ce n’est pas très fréquenté ici et j’ai craint d’être renversée par un sanglier qui fuirait les bouses en gilet orange et leurs fusils de connards. Les événements de la semaine me questionnent sans répit sur mon rapport à la nature : phénomène ou apophénie ? Comme toujours, ce sont les oiseaux d’eau qui, finalement, m’ont apaisée.