Oui, on peut marcher à L.A., on le voit d’ailleurs sur ces panneaux : le bonhomme qui marche sur la montagne et celui qui marche sur l’épicerie en témoignent. Comme on me l’avait dit, les seules personnes qui se déplacent à pied dans cette mégalopole sont les sans-abris, les personnes qui parlent toutes seules et quelques excentriques. Ce matin, alors que nous descendions de chez nous, à l’extrême nord d’Altadena, au pied des montagnes, jusqu’au sud de Pasadena, quelques hurluberlus nous ont emboîté le pas et nous avons imaginé arriver à Malibu à la tête d’une armée de freaks.
J’initie Valentina à ma manière de découvrir les villes ; elle apprécie beaucoup, malgré les ampoules. Au fil des rues, j’ai vu des échantillons des différents habitats qui m’attirent depuis toujours ici, les maisons en adobe ou en bois, les grandes demeures grandiloquentes et les petites bicoques délabrées, les rues sinueuses et les rues en damier, le plat et le (parfois très) vallonné.
Aujourd’hui, nous avons résisté à la tentation du pédalo sur Echo Parl Lake.
Nous avons vu des oies du Canada, des foulques exactement semblables à celles de chez nous et une aigrette à l’air suspicieux mais qui, contrairement à celles de chez nous, ne fuit pas à l’approche des humaines.
Ici, un bâtiment que j’aime beaucoup parce qu’on peut se croire dans les années 1920 quand on fait abstraction de celui qui se dresse derrière lui, mais que Valentina déteste.
Quand nous l’avons atteint, nous venions de surmonter notre peur en traversant une zone parfaitement hostile et entrions dans le quartier dont je m’attendais contre tous avertissements à ce qu’il soit rassurant mais qui s’est avéré le plus flippant que j’aie jamais vu : Downtown. En tout cas, c’est assurément le quartier le plus étrange et le plus inquiétant de L.A. – et je ne veux même pas parler de Skid Row et de ses 15.000 sans-abris dont le tentes bordent les rues de part et d’autre, à quelques pas des plus grandes fortunes de Californie. Le mélange de misère et de capitalisme effréné paraît encore plus choquant ici qu’à Paris, où déjà il me répugne infiniment.
Nous avions choisi pour destination The Last Bookstore, immense librairie-disquaire aux plafonds d’opéra, un lieu d’un autre siècle qui vend notamment des livres rares et signés. Je m’attendais à un centre-ville typique, à cause des buildings que l’on voit depuis toute la ville et c’était un peu le cas, certes, mais comme dans un film post-apocalyptique. On ne s’en douterait pas sur l’image ci-dessous mais Downtown est un coupe-gorge géant où même les commerces franchisés donnent un frisson d’effroi, Starbucks crasseux et magasins de baskets déserts, où les cinémas qui ont vu passer sur des tapis rouges les plus grands acteurs des années 1920 à 1950 sont devenus des prêteurs sur gage miteux ou autres établissements interlopes, quand leurs porches ne servent pas simplement d’abri de fortune semi-meublés. Quant à l’atmosphère qui règne sur ses rues désolées, un volet de fer sur trois baissé irrémédiablement, elle passe toute description. Downtown L.A. est une vision de cauchemar – Valentina acquiesce, elle aussi pense que c’est ce dont il s’agit. J’ai traversé ce cauchemar, je l’ai habité pendant quelques heures avec un sentiment mélangé d’effarement et de fascination. Cette expérience restera sans doute la plus marquante de mes explorations urbaines ; même Hollywood Boulevard ne m’a pas autant bouleversée. On est là dans une réalité qui rejoint tant de films d’anticipation bien connus qu’on est subitement coupé de toute réalité extérieure – au point que notre passage à The Last Bookstore m’a évoqué ces scènes de films où des personnages se réfugient dans des bâtiments luxueux assaillis par toutes sortes de menaces terribles. Dehors règne rien moins que le chaos.
Autant dire que je n’ai pas osé prendre de photo à hauteur d’humain.e – à part celle-ci et deux ou trois autres qui ne rendent rien, à la nuit tombée.