JC+4

Et les jours se succèdent, pleins de surprises, dans notre grande cellule de confinement. Si j’en crois aujourd’hui mon interlocutrice adulte (celle que j’appelle ailleurs mon amour), je suis une vieille acariâtre qu’il ne faut pas bousculer dans ses habitudes et qui n’a pas la bonne expression sur le visage quand elle entre dans une pièce ; tout le monde s’efforce de m’agréer ; je traumatise mon entourage en ayant des préférences dans quelques domaines de la vie domestique tels que : vitesse de découpe des légumes (pas d’autre exemple disponible pour l’instant). Certes, j’ai proposé un peu nerveusement que l’on mette au point un tutoriel pour apprendre à tirer la chasse d’eau sans casser le mécanisme ; à part ça, j’ai plutôt l’impression de battre chaque jour mes records personnels de patience, de prévenance et de sociabilité.

Je n’aperçois quasiment personne au 94 : les joggeurs et les chiens ne font plus leurs besoins sur les chemins de halage. Ils restent dans leur jardin. Ou, s’ils n’en ont pas, ils ont acheté un bac de litière. Au fond de mon jardin, après un no-man’s land, on aperçoit un angle de la cour du lycée. Parfois, je vois des gens courir en orbite autour du lycée, chacun seul. Peut-être n’ont-ils pas la place pour une litière dans leur salon. Il reste les oiseaux d’eau, les lapins, et aussi les arbres (pour citer mon amie IBL).

Quant à Carrie, elle a écrit une chanson, Carry On, dont elle travaille la chorégraphie.

La mère et ses enfants sont partis faire un tour, notre étudiante travaille dans le jardin. Je mets Butterfly de Keeley Forsyth un peu fort dans les enceintes, puis Zoom0003 de Cucina Povera, ça me nettoie dedans, et Magda Drozd, Finger Touching A Stone. Cependant, la mère et les enfants sont contrôlés par la police. Ce sont mes enfants, dit la mère ; ils ne sont pas sortis depuis deux jours, je leur fais prendre l’air. L’agent, sans masque mais avec gants, regarde droit devant lui. Même si ce sont vos enfants, dit-il après un silence, et même si vous vivez sous le même toit, il faut marcher à un mètre de distance. Le virus est dans l’air, si vous marchez ensemble, vous risquez de l’attraper . Heureusement que les prix Nobel de physique veillent sur notre sécurité, à nous que notre ignorance met en danger.

Ok, j’ai mal interprété ce que me disait mon amour. Elle ne pourrait pas aimer une vieille acariâtre qu’il ne faut pas bousculer dans ses habitudes etc. ; je n’en suis donc pas une. Si j’ai cru comprendre ça, c’est sans doute parce que j’ai peur d’en être une. En vérité, je suis à peu près aimable puisque je suis aimée ; cette idée me plaît bien et, un moment, je me vois sous un autre jour. Se disputer en temps de coronavirus est encore plus angoissant qu’en temps normal : on compte les minutes perdues. Je dis, Demain je serai peut-être morte et regarde ce qu’on est en train de faire. Ensuite de quoi nous rions et le rire évacue pour un moment la vieille acariâtre, ses complexes et le coronavirus.

Je prépare des consignes pour  un atelier d’écriture en ligne sur la page Facebook du Triangle. J’aime beaucoup mon concept, au point que j’ai hâte de lancer la formule – sous réserve que le Triangle l’accepte, bien sûr. Je vais aussi animer un atelier à distance avec un groupe de flamenco. Il s’agit bien d’une télé-résidence, même si mon texte n’avance plus aussi vite : difficile d’écrire un roman de fantôme quand on vit un film d’anticipation. Les premiers jours du confinement, je ne cessais de dire à mon amour, Imagine les enfants qui naissent pendant le confinement, ou Imagine que quelqu’un se réveille après plusieurs mois dans le coma et découvre que l’humanité a été décimée, etc. J’avais envie d’écrire un recueil de textes courts chaque fois qu’une amorce de narration dans cet esprit me venait. Ça m’est passé.

Le premier jour du confinement, j’ai eu Life During Wartime des Talking Heads dans la tête toute la journée (This ain’t no party, this ain’t no disco / This ain’t no fooling around). Avant-hier, c’était Débris de Keeley Forsyth (première phrase, The streets are filled with debris). Cette imagerie mentale spontanée n’alimenterait vraiment pas la playlist « feel good » que ma meilleure amie et ses collègues s’amusent à imaginer pour la page Facebook de la ville qui les emploie. Lundi, je rentrais d’un supermarché dans le cadre de mon opération ravitaillement sans caddie et je traversais le centre de Lens d’ouest en est (je vis à l’extrême orient, juste avant Sallaumines), empruntant le boulevard commerçant désert, quand les haut-parleurs ont beuglé Girls Just Want To Have Fun. Un certain sens de l’à-propos (merci Chérie FM).

(Lens et résilience.)

Par chance, j’ai un jeu de tarot – jamais servi, je l’ai acheté pour composer une photo à l’époque de mes patenôtres et processus réversibles. Mon amour apprend les règles sur Internet, ce soir nous jouons : c’est Saturday night, quand même ! J’aurais aimé une soirée dansante mais je suis la seule ici à ne pas être trop inhibée pour danser en public (au moment où j’écris cette phrase, je me rends compte qu’ici, nous vivons tous en public). Mais avant toute chose, nous avons un apéritif Skype avec mes meilleures amies.

Tes cheveux ont poussé ! s’écrie l’une d’elles. Notre collégienne et notre lycéen ne les avaient pas encore rencontrées : drôle de manière de faire les présentations… Nous sommes massés à cinq au bout de la table basse face à l’écran. Par moments, notre lycéen rit si fort qu’il se cache le visage dans les mains, ce qui me ravit, mais je suis dans l’impossibilité de rapporter ici ce qui nous amuse tant : En fait, me dit ma meilleure amie, on lit ton blog en ce moment, puisqu’on ne te voit pas. Si tu pouvais ne pas écrire ce que je vais vous raconter, au cas où quelqu’un me reconnaîtrait…

Ma meilleure amie dit (et ça, je peux le répéter) que dans le village de ses parents, un village de 275 habitants dans le Haut Jura, une maison a été cambriolée. Je me rappelle la tête de notre collégienne quand j’ai prédit à proximité de ses oreilles, le premier jour du confinement, des pillages et agressions. Sa mère et moi lui expliquons pourquoi ça ne peut pas nous arriver, à nous, un cambriolage. Mon amie poursuit son récit tandis que notre collégienne, les mains plaquées sur les oreilles, crie, J’entends encore ! Mais puisqu’on te dit que tu n’as de cambriolage à craindre ici, plaidons-nous, alors qu’est-ce qui te fait peur ? C’est le mot, dit-elle.

Comme moi, notre collégienne craint plus la police que le virus. Quand je sors de chez moi, j’ai mal au ventre, non parce que j’ai peur d’être exposée au virus puisque je suis d’une prudence exemplaire depuis des semaines (s’il s’avère que je suis contaminée, ç’aura été par un proche moins clairvoyant que moi) mais parce que j’ai peur de tomber sur une patrouille de ces fonctionnaires procéduriers qui s’en tiennent à la lettre des directives sans circonspection. Mes plus grandes craintes depuis le 25 janvier, date à laquelle j’ai appris l’existence du virus : 1. être séparée de mon amour (conjuré) ; 2. perdre quelqu’un que j’aime (hors de mes compétences, à quelques exhortations près, parfois vaines) ; 3. être privée de mouvement (en cours).

Le tarot n’a vraiment rien à voir avec la belote. J’ai de mauvais réflexes. Je déteste faire équipe avec des débiles, déclare notre collégienne – son équipe : sa mère et moi.