JC+3

Je me lève longtemps avant tout le monde, retrouve dans mon carnet un texte écrit le 25 janvier :

« Je viens d’apprendre comme par inadvertance l’existence du coronavirus. Je descends au pied du terril de Noyelles-sous-Lens, dans ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux, raquette de béton à fleur d’étang. Le paysage est flouté par la brume, les cygnes, canards et foulques macroules glissent sans bruit à la surface de l’eau. Il n’y a que nous ici et je sens un élancement dans ma poitrine, mélange de gratitude pour la beauté dont je suis le témoin inopiné – peut-être indésirable – et de la peur d’être trop vite privée de cette beauté. Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret mais fascinant de la nature quand les humains la laissent en paix. En silence. »

(Une photo prise ce jour-là depuis l’observatoire des oiseaux.)

Nous empruntons volontiers le chemin de halage qui surplombe cet étang, mon amour et moi, dans la lumière déclinante ; un soir, un vol d’oies sauvages est passé si bas que nous pouvions entendre le vent dans leurs plumes. Nous accueillons cette beauté mélancolique avec gratitude, et y être plongées ensemble nous comble d’un bonheur tel que je n’en avais jamais éprouvé.

Alors que l’humanité vit un cauchemar, j’ai la chance d’être auprès d’elle, de n’avoir qu’à lever ou tourner la tête pour que la lumière de son sourire donne du sens à tout le reste. J’ai attendu toute ma vie d’accéder à un tel bonheur, je ne veux pas le perdre déjà.

(L’un de nos crépuscules à Noyelles.)

Je cours dans un monde post-apocalyptique. Je prends les mêmes photos que d’habitude (je pense principalement à mes anciennes séries intitulées L’arrière-monde, Instantanés urbains et Le vide exact), des photos de lieux déserts, mais aujourd’hui je n’ai pas besoin de réfléchir au cadrage pour suggérer le vide.

(Près de chez Carrie : vue au nord…)

(…et vue au Sud.)

Au sommet de mon terril, je danse en T-shirt Los Angeles sur des musiques de la Nouvelle-Orléans (et alors ? anything goes) ; de loin, dans la forte nébulosité, je dois avoir l’air d’un drapeau blanc qui flotte au vent.

(Depuis le sommet, l’autoroute semble désaffectée.)

(Au pied du 94, le paysage bucolique n’est plus gâché par le bourdonnement de l’autoroute.)

À Sallaumines, un homme travaille dans son champ, au bord de la rocade déserte. Avant-hier, il poussait une tondeuse à essence qui me semblait ridicule au milieu de la grande parcelle ; aujourd’hui, il est passé à la charrue manuelle. Est-ce pour mieux occuper l’espace-temps déformé par le confinement – où le temps s’étire à mesure que l’espace se réduit ?

(La rocade de Lens – qui fut autrefois son canal – telle qu’on ne la voit habituellement jamais.)

Je file sous la douche. Quatre sur cinq, aujourd’hui, m’annonce mon amour.

Je reçois des mails de travail horripilants, lestés de solidarité en toc et platitudes de circonstance ; la plupart du temps, je ne réponds pas. Si je ne suis pas sur les réseaux sociaux, ce n’est pas pour voir ma boîte mail inondée de niaiseries par des gens qui trouvent dans la circonstance une occasion supplémentaire de suinter la mièvrerie et de larmoyer. Au milieu de ce fatras, un super mail d’une éditrice avec qui, si tout va bien, je devrais bientôt collaborer pour la première fois. « J’espère que vous vivez bien ce moment étrange, que vous y trouvez des plaisirs, des étonnements, des sources d’inspirations, des soulagements », m’écrit-elle. Je veux travailler avec elle !

Je n’ai pas le temps de répondre à tous les messages que je reçois, ni de passer tous les appels que je voudrais pour prendre des nouvelles de mes proches. Je m’en étonne. Mon amour acquiesce : je ne comprends pas où filent les journées. Il en est toujours ainsi quand nous sommes ensemble, le temps s’accélère, les heures avalées comme des syllabes. Même quand nous ne faisons pas tout ensemble. Même en confinement. Quinze fois par jour, nous nous disons, J’ai honte, j’adore ce confinement. Nous oublions sa cause. Ma tendance à tenir les médias à distance me reprend : je suis sur ma planète d’avant, à ceci près que mon amour vit déjà avec moi, comme dans le futur que nous nous préparons – et à ceci près qu’il n’y a plus de surpopulation, plus de circulation, plus de pollution.

(La vie lunaire.)

Je me réjouis d’être confinée avec des jeunes gens attachants mais autonomes, studieux mais drôles, vivants sans être épuisants. Les enfants de mon amour ressemblent tellement à mon amour que je ne peux pas ne pas les aimer. C’est mathématique.

Je me réjouis d’être confinée à Socorro, dans une ville à faible densité de population ; je me félicite d’avoir fait ce choix. Je sais qu’à Lille, outre que je n’aurais pas pu recevoir mes quatre invités, je serais déjà devenue folle. Extrait d’un vieux brouillon dans lequel j’appelle Lille Petite-Capitale pour saluer son arrogance :

« Officiellement, Petite-Capitale a une densité de population de 6 882 hab./km², mais ce ne serait pas le cas si elle n’avait annexé deux communes sans aucune forme de continuité avec la ville intra-périphérique et beaucoup plus aérées qu’elle, voire désertes par endroits tandis que Petite-Capitale est un continu dégueulis de passants et de véhicules motorisés. Ce montage administratif fausse considérablement les chiffres ; il fait une différence de 2293 habitants au kilomètre-carré. En vérité, ce ne sont pas moins de 9175 individus qui résident dans chaque kilomètre-carré intra-périphérique, sans compter les habitants des bidonvilles ni les sans-abri. Une densité par ailleurs ressentie double puisqu’un grand nombre d’individus travaillent, étudient ou font du shopping dans la ville sans pour autant y être domiciliés. Ce chiffre augmentera de manière spectaculaire dans les prochaines années, car la politique de densification instaurée par le dernier plan d’urbanisme a déjà des effets sensibles. »

C’est, entre autres choses, cette étouffante densité que j’ai fuie. Je m’en félicite chaque jour depuis le 9 novembre, premier jour de ma vie lensoise (la densité de population ici est de 2 623 hab./km² – pour comparaison, celle de Paris est de 21 067 hab./km2), et aujourd’hui j’en ressens un indescriptible soulagement.

Dame Sam, elle, vit l’expérience inverse : son espace lui paraît soudain surpeuplé, elle disjoncte et boit toujours plus.

(Son spot préféré : la baignoire sabot du rez-de-jardin, peu fréquentée.)

Au drive, où nous attendent des produits frais en complément aux féculents d’hier, nous sommes livrées par une dame sans masque ni gants, d’humeur joviale. Vous me faites peur, vous, avec vos masques ! dit-elle. Mais bon, vous avez raison, précise-t-elle. Nous mesurons l’absence de précaution qui doit régner dans le hangar.

La promenade du soir est limitée à un périmètre de 500 mètres. Nous apercevons trois personnes, à distance, les derniers chiffres et la pluie ayant ajouté au pouvoir dissuasif du durcissement annoncé tout à l’heure. Plus tard, notre apéro est coloré par des conversation téléphoniques en persan, pour le Nouvel An iranien. Les voix produisent dans le salon une petite musique étrange et envoûtante.

La nuit, une voiture passe lentement dans la rue, en silence. Je m’en étonne. Puis nous comprenons qu’elle a un gyrophare. La police patrouille-t-elle dans Lens plus déserte que jamais ? Faut-il vraiment que nous mourrions asphyxiés, angoissés, pour ne mettre personne en danger ? Ou plutôt, faut-il que nous nous enfermions par solidarité morale envers ceux qui ont fait le choix de vivre agglutinés dans des villes où ils se sentent au centre du monde ? Pourquoi ne nous laisse-t-on pas jouir sans entrave inutile de nos marges si peu prisées, dans nos trous, nos bleds paumés ? Cette absurdité m’oppresse plus encore que la peur du coronavirus lui-même :  je disais dans mon carnet, le 25 janvier, « Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret mais fascinant de la nature quand les humains la laissent en paix. » Au nom de quoi devrais-je en être privée ? Qu’est-ce que ça changerait au sort de quiconque ? J’ai toujours été seule ici, la seule humaine à des centaines de mètres : pourquoi soudain cela devrait-il apparaître comme un privilège ? Et si c’en est un, qu’enlève-t-il à la collectivité ?