JC+2

Dès le réveil, une crise d’angoisse. J’appelle ma meilleure amie : pas mieux. Un autre de mes meilleurs amis, hier, se révélait aussi pessimiste que nous. Nos prévisions désastreuses concordent, et pour l’instant nous ne nous sommes jamais trompés ; on nous disait alarmistes, nous étions lucides. Je m’effondre en pensant aux gens qui sont isolés, même si j’ai conscience que, de nous cinq, je suis la seule qui ai pratiqué la « distanciation sociale » depuis le début de l’épidémie (et même bien avant, misanthropie oblige), et que peut-être l’un d’entre nous a déjà contaminé les autres.

J’accompagne mon amour dans le centre de Lens pour acheter des cigarettes. Depuis que je la connais (ça fera deux ans le 9 avril, nous fêterons cet anniversaire en confinement), nous plaisantons beaucoup à ce sujet : chaque fois qu’elle finit un paquet, elle hésite à en acheter un autre, reporte le moment, et chaque fois, elle me l’annonce sur un ton coupable, comme quelque chose d’inattendu : J’ai craqué. Aujourd’hui, moi qui la dispute habituellement chaque fois qu’elle allume une cigarette, je lui dis que ce n’est pas le moment de tenter le sevrage.

(Une photo prise le jour de notre premier baiser, en avril 2018 – photo qui par ailleurs illustre parfaitement l’incipit de L’éternité n’est pas si longue.)

Dans les rues vides, Chérie FM s’est enfin tue. Je n’aurais jamais cru qu’une telle chose aurait pu me sembler effrayante : jusqu’à présent, c’était Chérie FM qui m’effrayait. Je donne de la monnaie à un clochard, pose les pièces dans sa coupelle dorée en forme de feuille ; la seule autre passante de la rue en fait autant. Le clochard nous apprend qu’il a dû se munir d’une attestation signée pour pouvoir mendier.

Ce midi, j’annonce aux jeunes que nous les laissons faire la vaisselle pendant que nous allons chercher du ravitaillement au drive, et notre étudiante nous apprend qu’elle vient de préparer sur Excel un planning pour se répartir les tâches, si tout le monde est d’accord. Je doute que notre collégienne et notre lycéen s’en réjouissent mais mon amour et moi saluons son esprit d’initiative.

Au drive, nous sommes les seules à porter des masques. Nous n’avons pas de gants : les gants sont dans les sacs que nous sommes venues chercher. L’employée qui apporte les livraisons est souriante, elle ne porte ni masque ni gants, elle manie des caddies très lourds, souvent plusieurs à la fois, et accueille les clients d’une voix chantante. Comme les personnels soignants, elle se sacrifie, les autorités ne lui donnant pas les moyens de faire son travail sans se mettre en danger. Je pense aux liquidateurs de Tchernobyl.

Je pense aussi à Katrina. Depuis le début, bien avant le confinement, je pense à Katrina. Il y a six ans, j’ai lu beaucoup de livres (fictions et documentaires) sur le cyclone, que je décris dans mon roman de 2018, La vie effaçant toutes choses, comme « l’épisode américain qui vit les pauvres, les personnes âgées et les grabataires abandonnés à la montée des eaux tandis que George W. Bush exhortait le pays à prier pour eux, ses yeux trop rapprochés brillant d’émotion sur tous les écrans de télévision. Katrina fut le spectaculaire révélateur d’une réalité universelle – et non pas réservée au Tiers-Monde – quand des dizaines de milliers de citoyens comprirent avec effroi que les autorités auxquelles ils avaient confié leur sécurité ne feraient rien pour leur venir en aide. Un tiers des effectifs de la police avait déserté, les miliciens et autres mercenaires mandatés par les riches évacués tiraient sur les habitants qui, n’ayant pu fuir la ville, n’avaient d’autre solution pour subsister que de se servir dans les magasins – au sec, le reste du monde les considérait comme des pillards. » En France, quinze ans plus tard, les politiques font la morale à ceux qui se promènent dans des parcs mais incitent les citoyens à aller voter. Il faudrait un tribunal international pour sanctionner un crime aussi abject.

(Photo d’une page du Times Picayune prise en 2011 pendant la tempête tropicale Lee, à la Nouvelle-Orléans.)

Toi non plus, tu n’as pas encore pris de douche aujourd’hui ? me demande mon amour pendant que l’eau du thé frémit pour le goûter. Ni moi, ni personne ici.

Une phrase que l’on entend cinquante fois par jour à la maison : Je viens de t’en donner. C’est ce que nous répondons à Dame Sam, qui réclame de l’eau du robinet chaque fois que l’un de nous cinq passe devant un point d’eau, à tous les étages. L’eau du robinet, c’est la drogue de cette chatonne et elle en a bien besoin dans ce contexte où toutes ses habitudes sont bouleversées.

J’organise la suite de ma résidence à Rennes en télétravail avec mon interlocutrice du Triangle (elle me parle de ma venue en juin et je l’informe que nous serons encore en confinement mais elle rit comme si j’avais fait une blague). Mon amour met son équipe au chômage partiel. Notre lycéen a son premier cours en vidéo et en direct. Notre collégienne regarde un film. Notre étudiante, très concentrée, regarde alternativement son ordinateur et ses carnets. Je me rappelle l’avertissement du technicien qui a branché ma box : la fibre, m’a-t-il dit, c’est terriblement fragile, il suffit d’un léger coup pour casser le fil. Chaque fois que quelqu’un s’approche de la box, je convulse. Nous concentrer sur nos tâches comme si de rien n’était fait partie des stratégies les plus simples pour canaliser l’angoisse.

Ma meilleure amie ne vient jamais sur mon blog, elle n’a pas lu mon billet Bons et brutes ; je souris d’autant plus quand elle me dit, Il y a deux races : ceux qui comprennent ce qui se passe, et ceux qui font de la merde. Elle gère la com d’une municipalité, bien qu’elle n’ait que mépris pour la com, et poursuit la résistance en temps de confinement (c’est la même amie qui a déserté le bureau de vote, dimanche : notre Louise Michel). Il faut signaler que les marchés ont toujours lieu, suggère sa directrice. Non, dit ma meilleure amie, je ne me rends pas responsable de dix contaminations. C’est ma meilleure amie, je la vois presque tous les jours depuis le 14 septembre 1999 mais nous sommes confinées à 25 km à vol d’oiseau : pas comme dans L’éternité n’est pas si longue (où elle est Judith). Par chance, nous avons les appels illimités.

J’emmène mon amour et ses enfants en promenade ; je veux leur faire découvrir un quartier fantôme de Lens, près du Louvre. Un mélange de maisons de coron et de lotissement, dont une sur quinze est encore habitée.

L’un des habitants nous approche, hostile : C’est pour quoi, que vous prenez des photos ? aboie-t-il. Je réponds avec mon air Super Revêche : Pour le plaisir. Je fais semblant de ne pas avoir peur. Il nous suit à distance, nous surveille, le téléphone contre l’oreille. Nous ne nous attardons pas.

(Mon amour et moi voyons en ceci une véritable installation d ‘art contemporain.)

Notre étudiante prend une douche tous les soirs, pendant que mon amour et moi préparons l’apéritif. Ce soir, je dis, Une sur cinq. Tout le monde rit.

Nous écoutons les trois morceaux de musique sélectionnés par chacun ; beaucoup sont des titres très peu connus mais c’est leur seul point commun. Parmi les miens, l’un est même totalement inconnu. Je ne connais pas, dit notre lycéen (qui a choisi un titre de Wes Montgomery et un de Borodine : Fermez les yeux, dites-moi ce que vous voyez), et les trois autres secouent la tête pour signifier qu’eux non plus. C’est mon ancien groupe, Toysession, je dis, c’est moi qui joue de la guitare et qui chante. Je rougis de la surprise que soulève cette annonce. J’ai fait de la musique avec tous mes meilleurs amis ; l’une faisait partie de Toysession, les quatre autres de Gloria Hall. Ce sont les cinq amis qui m’ont aidée à déménager de Lille à Lens, ceux que je souhaitais voir autour de moi en cette circonstance, mes amis historiques, inconditionnels et indéfectibles.

Mon amour et moi sommes joyeuses quand nous allons nous coucher. Nous n’avons pas regardé les chiffres, ni aucune source d’information, depuis plusieurs heures.