JC+27

Ce matin, je cours avec un sac en papier à la main. Dès que j’entre dans son champ visuel, Danny fait pivoter ses oreilles. Je décide que la distribution se fera à l’autre bout de l’enclos, où se trouve sa poulette. Alors, pour la première fois, Danny court auprès de moi. Je vois qu’il s’efforce de ne pas me dépasser, ou pas trop : il m’attend. Il est joyeux et donne des coups de tête vers moi. Je suis si émue que je ris et me mouche en même temps. Quant à lui, il est déçu quand il découvre que mon sac en papier ne contient que des épluchures. Elles sont bio, je plaide. Mais pour lui, ce n’est qu’une poignée de chips.

(La pâture de Danny se situe sur cette vue satellite entre l’A211 et la route dont j’ai gommé le nom pour préserver la tranquillité de mon ami âne et de sa poulette.)

Le détritus du jour

Mon nouveau terril secret pourrait me fournir assez de détritus du jour jusqu’à la fin du confinement même s’il devait durer jusqu’en août. Se pose la question de l’après : comment dissuader les joyeux usagers nocturnes du site d’y laisser leurs mouchoirs en papier pleins de pipi, canettes, emballages de charcuterie, sachets de chips, etc. ? Comment user de pédagogie auprès d’individus trop décérébrés pour se dire qu’ils auront peut-être envie de revenir pique-niquer au même endroit, un autre jour ? Parler environnement ou civisme, je ne l’envisage même pas. Après mûre réflexion, je miserais plutôt sur la menace d’un AK-47.

Le vide du jour

nous amène aujourd’hui à considérer une autre forme de pollution : la pollution visuelle agréée.

En discutant au téléphone avec ma meilleure amie, je me rends compte que je n’ai pas lu les informations depuis trois jours : je reviens à ma position du « temps normal », en retrait de la vie publique. Mon amour dit qu’il n’y a rien, ces jours-ci, de toute façon, et nous finissons en chœur : Que des chiffres, elle sur un ton affirmatif et moi, interrogatif. Je finis par oublier pour quelle raison je ne peux pas sauter sur Mon Bolide et aller pulvériser dans la nature mes pulsions d’AK-47. J’oublierais sans doute totalement le contexte si je ne croisais tant de gants en plastique.

Le gant du jour

essaie de nous faire croire qu’il n’a que quatre doigts – un truc d’enfant – sauf qu’il n’est pas tourné dans le bon sens – vraiment un truc d’enfant…

Ce soir, nous écoutons le discours du président banquier en prenant l’apéritif. Nous avons fait des pronostics, non sur les informations qu’il va nous délivrer mais sur les formules éculées qu’il va employer, ses figures rhétoriques, son degré d’autosatisfaction. Nous applaudissons chaque fois qu’il nous donne raison, l’ambiance n’a pas été aussi chaleureuse ici depuis bien longtemps et il faut bien admettre que le grand homme fait beaucoup pour l’unité de notre foyer.

La musique du jour

Ce titre de Cruel Diagonals (la Californienne Megan Mitchell) est publié par un label de Sydney, le bien nommé Longform Editions, dont on reconnaît les pochettes au premier regard – la charte graphique est très stricte, aussi classe que sa ligne éditoriale. On trouve aussi sur ce label de belles pièces de Lau Nau, Matchess, Kajsa Lindgren, Kate Carr, Lisa Lerkenfeldt, Felicity Mangan, Jasmine Guffond, Laura Luna Castillo, Marja Ahti, Anna Peaker, Midori Hirano, Alison Cotton, Caterina Barbieri et plein d’autres femmes formidables dont il a été souvent question ici. J’en écoute plein, aujourd’hui.

Le conseil lecture du jour

Je sais que certains d’entre vous profitent du confinement pour apprendre à lire les cartes – non, pas les cartes du ciel, comme je le recommandais il y a quelques jours, mais les cartes du tarot divinatoire, ce contre quoi je n’ai rien à redire. S’il se trouve parmi vous des aspirants haruspices végétariens ou végétaliens, sachez que l’on peut apprendre à lire dans les entrailles d’inanimés. Laissez ce poulet tranquille (ou vous aurez affaire à moi, et n’oubliez pas mon AK-47). Par exemple, apprenez à lire dans les entrailles des armoires électriques. Voilà qui devrait vous occuper un moment.

La bonne nouvelle du jour

Je n’ai pas d’AK-47.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 7

Joggeur(s) : 0

Mails, SMS et appels de travail : 2

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+26

Tous les jours, un couple fait 13 fois le tour du lycée en marchant d’un bon pas. C’est un couple mixte (un homme et une femme) et prudent (son tour, d’après mes estimations satellite, a un diamètre d’à peu près 130 m), qui sans doute vit dans l’enceinte du lycée. Il doit y avoir des logements de fonction dans le lycée, car des gens courent là aussi (leur boucle, d’après mes estimations satellite, fait à peu près 400 m : fun). Les gens qui vivent dans le lycée sont des gens qui ne risquent ni contamination ni amende.

La bonne nouvelle du jour

Même dans un rayon relativement étroit autour du domicile où l’on pratique pendant une heure maximum l’exercice physique de sa personne, on peut encore être surpris. Aujourd’hui, lassée de courir dans

Le vide exact du jour

qui est un vide que je traverse assez souvent, ces temps-ci,

j’ai décidé d’escalader un talus assez haut et dont la teinte noire, sous la végétation, m’avait toujours paru assez mystérieuse. Il y a eu 326 terrils dans le coin, à une époque (certains ont été rasés, pour exploitation ou autre) et tous ne sont pas aussi spectaculaires que le 11/19. J’ai pensé qu’il y en avait peut-être un là-dessous – sous les ronces, les orties, etc. Et mon intuition était juste, comme je l’ai découvert une fois là-haut.

C’est un terril modeste et discret, avec vue sur d’autres terrils plus imposants, mais aussi sur des voies ferrées

et c’est un terril particulièrement arboré.

C’est aussi un haut lieu de hot fun

et d’écologie, puisque l’on y a introduit diverses espèces a priori plutôt rares dans les zones boisées de la région :

le kleenex (dont on suppose qu’il a touché un cul féminin après pipi nature) fleurit dans la moitié des arbres et arbustes qui poussent ici, tandis que

Le détritus du jour

se fond parfaitement au décor, ce qui me donne l’occasion de vous proposer un nouvel épisode de votre Grand Jeu Concours préféré : Où est caddie ?

Il a dû en falloir, des efforts, pour acheminer un caddie jusqu’ici : des centaines de mètres sur des chemins de terre tels que celui-ci

et parfois des descentes abruptes dont le schiste par temps sec tend à s’ébouler sous la roulette comme sous le pied. Si j’avais une photo du héros de la brousse à l’origine de cette introduction d’espèces exotiques, je l’afficherais sur un arbre avec un grand MERCI en légende.

Le gant du jour

se mêle tout aussi bien à la nature.

La musique du jour

Il y avait bien longtemps que je n’avais écouté Gazelle Twin. Over the Hills et l’ensemble de l’album Pastoral me semblent compléter idéalement cette escapade sur mon nouveau terril secret.

Le conseil lecture du jour

Si vous aimez lire, sans doute y a-t-il des livres chez vous. Même en admettant que vous en empruntiez parfois à la bibliothèque, vous devez bien en avoir deux ou trois sous le coude. Ou dix mille, si vous avez un goût particulier pour la décoration d’intérieur. Eh bien, c’est l’occasion de les relire – ou de relire certains d’entre eux si vous êtes plutôt du côté déco. C’est une pratique peu répandue, notamment parce qu’on ne peut guère en tirer de prestige, la gloire du lecteur étant le nombre de ses conquêtes littéraires (on se fait Proust comme on se ferait le Mont Blanc), mais un livre peut se relire et, mieux encore, il gagne à être relu même si on connaît déjà l’histoire puisque l’intérêt d’un texte littéraire réside dans bien d’autres choses que dans la narration. Et puis c’est édifiant, de relire : on a pu adorer tel texte quand on avait vingt ans de moins et se demander aujourd’hui ce qu’on pouvait bien lui trouver alors. Comment s’abstiendrait-on de recommander une petite daube dont le souvenir béat jaunirait depuis des décennies dans notre esprit, si l’on ne prenait la peine de vérifier qu’il n’entrait pas dans notre adhésion passée une erreur de jugement due à la jeunesse ? Relire, pour les plus férus de sociabilité d’entre nous, est aussi une précaution utile.

Aujourd’hui, des nuages bienfaisants après la chaleur piquante, et même un arc-en-ciel.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 13

Joggeur(s) : 1

Mails, SMS et appels de travail : 0 (Vive le dimanche de Pâques ! il n’a guère d’égal que le 15 août)

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+25

Le vide du jour

(Blanches Laines, Sallaumines,
à deux pas de chez la jeune athlète.)

Le détritus du jour

Je l’ai promis hier, le voici : Capri Sun n’a pas dit son dernier mot, même si les gants et masques lui ont volé la vedette sur nos trottoirs et pelouses, dans nos caniveaux, parcs, squares et fourrés. Comme nous, Cap’s (comme l’appellent ses amis) attend avec impatience le vaccin du Covid-19.

Le conseil lecture du jour

Sortez de votre sas de décontamination tous les articles (Cap’s et autres) achetés lors de votre drive de la semaine dernière ; quand vous ôtez les emballages que vous croyez superfétatoires, prenez le temps de les lire, de savourer leur poésie. Ou peut-être estimez-vous que la poésie n’est pas utile ? Un extrait de mon roman Le zeppelin qui rend hommage à la poésie d’emballages alimentaires :

« – Tu vas payer un tiers plus cher pour une marque alors que les sous-marques proposent le même produit dans des emballages différents ? Regarde, même les photos sont quasiment identiques.

– C’est vrai. Mais je préfère les promesses d’extase que nous adressent les marques. Des recettes originales au cœur d’un délicieux chocolat pour des instants magiques. Tu préférerais Des recettes banales au cœur d’un chocolat grossier pour des instants pesants, peut-être ? Des pâtes aux vieux œufs ? j’ajoute en brandissant un sachet qui garnit mon panier.

– Des ouvertures difficiles ? ajoute Selma en me désignant un paquet de parmesan râpé au fond du sien.

– Du beurre dur, difficile à tartiner.

– Des boissons à servir tiédasses, Selma poursuit l’inventaire.

– Un gel douche qui éteint vos sens et irrite votre peau.

– Ces chips plus molles et plus pâteuses grâce à un procédé de fabrication honteux et un emballage poreux gâtant la saveur d’origine de la pomme de terre.

– Et ce café dont nous avons sélectionné les grains comme des cochons.

– Je préfère ce thé au goût égalable et de qualité douteuse pour mal commencer la journée. »

Le gant du jour

Avec cure-dent. Cette image est aussi l’occasion de montrer qu’à Lens, nous n’avons pas que du bitume mais aussi de jolis sols de centre-ville, où on a plaisir à lâcher son gant usagé.

La bonne nouvelle du jour

Mon ami figuier a vécu en pot pendant sept ans dans une cour commune à Lille, France ;  le 9 novembre 2019, jour de ma libération et de mon emménagement à Lens, il a trouvé place dans mon jardin, en pleine terre. Ses racines avaient oublié ce que ça faisait de s’étirer sans limites. J’étais inquiète, ces derniers jours, parce qu’il ne bourgeonnait pas. Son squelette d’à peine deux mètres faisait peine sous l’immense Carol-Anne. Mais aujourd’hui, le voici qui sourit au printemps. Une vie a été sauvée : qu’elle soit longue et belle !

La musique du jour

Ce soir, je quitte la table de la belote après la deuxième partie (bien que je l’aie gagnée, je le précise pour écarter toute médisance), horripilée – presque oppressée – par les cris des adolescents. Mon amour dit qu’ils s’amusaient. Je mesure chaque jour le bonheur de ne pas m’être reproduite : je suis incapable de trouver attendrissantes des manifestations de joie si bruyantes. Je préfère écouter les oiseaux chanter harmonieusement, et les étoiles grésiller, et les feuillages frémir – dans le jardin déserté par la jeune équipe adverse, qui a regagné ses écrans dès après ma défection.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 5

Joggeur(s) : 1

Mails, SMS et appels de travail : 1

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+24

Ce matin, bonne surprise : ma chaîne hifi  n’est plus aphone. Demain, j’essaie la machine à laver. Polty, parfois, a un humour vraiment très potache, qui n’amuse pas notre collégienne : elle a peur de lui – un tel cornichon, et qui ne ferait pas de mal à un gendarme (nous avons une invasion de gendarmes dans le jardin). Bref, Polty a enfin rendu la chaîne hifi et ça tombe bien parce que c’est aujourd’hui que paraît Jacqueline, qui sera

La musique du jour,

C’est le nouvel album de la chicagoane Haley Fohr sous le nom de Jackie Lynn (elle utilise aussi le pseudo Circuit Des Yeux). C’est un album plutôt surprenant. Il me rappelle un peu l’esprit de Bodies Of Water, par endroits. Je vais l’écouter en courant ce matin avec mon clou dans le bas du dos, je ne fais pas le même choix qu’hier, je sauve le système nerveux et l’emmène danser dans le vide des villes que seules sillonnent  les voitures de police.

Le conseil lecture du jour

Lisez les interphones, boutons de sonnette et boîtes aux lettres autour de chez vous (dans un rayon d’1 km), relevez les noms dans un carnet. Amusez-vous. C’est ce que j’ai fait en 2006 quand j’écrivais la première mouture du Zeppelin : je patrouillais sur mon vélo Gaspard dans un périmètre supérieur à un kilomètre autour la maison de retraite où je vivais, m’arrêtais devant les résidences semblables à la mienne (voir ci-dessous) pour relever les noms intéressants sur les interphones.

(34 bis avenue du Colysée à Lambersart.)

Extrait d’une préface inédite du Zeppelin : « Que penseraient les auteurs si cérébraux qu’il lui est arrivé de côtoyer, s’ils la voyaient relever dans son carnet des patronymes qui l’amusent ou l’étonnent – onomatopées (Hug), noms de type anatomique (Membre, Talon), nombres (Dix-Sept), noms communs (Commode, Soulier), noms dont elle pense qu’ils siéraient à des animaux mythiques (Cohidon, Rouffle), à des outils techniques qui n’ont pas été inventés (Truche, Cruette), ou à des mets régionaux d’origine douteuse (Cockenpot, Vroomhout, Goffette, Bettaver) – au cours d’enquêtes menées dans différents quartiers des petites villes alentours (son recensement volontairement centré sur la maison de retraite et ses nombreux clones), penchée sur les interphones auprès de son vélo comme un Mormon multicolore ? »

(J’ai gardé une page du carnet. On y reconnaît quelques noms de mes personnages : Cockenpot, Cohidon, Goffette, Vroomhoot, Cruette, Daux, Membre, etc.)

Ce qui arrive quand on laisse un parc ouvert à Lens (2) :

Avant le Skypero avec mes meilleures amies, mon amour et moi goûtons

Le vide du jour

dans les rues de Sallaumines

et, pour la première fois, empruntons le nouveau pont, presque achevé, au-dessus des voies ferrées entre Blanches Laines et la ZAE de la Fosse 5. C’est important pour moi, de franchir pour la première fois un pont, une passerelle ; tout ce qui désenclave (tunnels, passerelles, trous dans le grillage) me passionne. J’étais heureuse de l’emprunter pour la première fois avec mon amour – surtout ce pont précis, près du parc de la jeune athlète, un lieu de ma mythologie personnelle.

Notre lapin du jour est en plâtre blanc et mon amour le traite de quasi Disney.

(Il est à droite sur cette vue streetview.)

Si nous avons renoncé ce jour à notre spot de lapins, c’est pour rendre visite à Danny et à sa poulette. Nous sommes surprises de voir un attroupement devant la ferme, à l’angle de la rue, où a lieu une vente dans les règles de sécurité. Nous nous arrêtons une centaine de mètres plus loin, lançons deux carottes à Danny et un petit Tupperware de coquillettes à sa poulette. Ça les met d’humeur si joviale que Danny taquine la cocote, lui grignote les plumes.

C’est un moment très joyeux, même si Danny est jaloux parce qu’il a moins de carottes que sa poulette n’a de coquillettes. Mon amour suggère que la prochaine fois, on les lui râpe. Désormais, Danny et moi somme si amis que parfois il brait pour moi et, le plus souvent, il marche ou court auprès de moi jusqu’au bout de son enclos pour me dire au revoir, à demain.

Le gant du jour

Un élément désormais parfaitement fondu à son environnement,

au point qu’il pourrait presque finir par supplanter l’ultime détritus, le déchet de la décennie : le Capri Sun. Qu’est-il devenu ? Nous mènerons l’enquête demain. En attendant,

Le détritus du jour

n’est pas sans intérêt, dans la mesure où il est aérien, ce qui reste assez marginal.

Le soir, je (re)découvre les joies du Temesta, pour sauver mon système nerveux dont la résistance de type Michael Myers, assez terrifiante, m’épuise littéralement. Je n’aime pas la chimie mais à circonstances exceptionnelles, etc.

La bonne nouvelle du jour

Demain, c’est samedi, le caviste est ouvert à Lens !

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 1 (plâtre)

Mails, SMS et appels de travail : 7

Joggeur(s) : 3

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+23

Mon amour et moi regardons la rosée perler sur la pelouse du jardin (ou devrais-je dire sur ses adventices ?) et nous écoutons des dizaines d’oiseaux  mêler leurs chants. Soudain, l’un d’eux lance une mélodie courte, puis elle est reprise par les autres, pas tout à fait à l’unisson, et je me demande si Meredith a pensé aux oiseaux quand elle a composé Tokyo Cha Cha : on peut entendre le même phénomène ici – ça commence à 6’16 (mais ça ne fonctionne que si on écoute ce qui précède), Allison lance une série de syllabes dans les différentes lignes vocales entremêlées, chacun finit sa boucle et entonne la même ligne qu’elle à 6’28. C’est un de mes passages préférés, je le trouve à la fois drôle et beau. Encourageant.

(Moi, c’est le corps massif, et mon amour, le délicat.)

Ce matin, je calcule à très long terme : il me faut choisir que sacrifier, de mon dos douloureux depuis le gonflage d’un matelas pneumatique, hier soir, ou de mon système nerveux particulièrement éprouvé ces derniers jours, comme en atteste ma tempe droite striée de nouvelles coupures (oh rien que de très superficiel), mais si la douleur se transforme en blocage complet, combien de temps devrai-je subir une immobilité que mon tempérament explosif ne saurait tolérer sans dommage ? Je pense à cet homme qui, au tout début du confinement, a jeté ses meubles par la fenêtre de son appartement au treizième étage d’une tour sise près du Triangle, à Rennes – où je devrais être cette semaine – et je me dis que si je faisais une chose pareille, mon dos ne s’en relèverait pas. Un sacré Ouroboros que je contemple là. Finalement, je décide de sacrifier le système nerveux de ce 9 avril pour garantir la paix de Socorro dans les semaines à venir, de sorte que je parcours

Le vide du jour

en marchant. Je renonce à l’endorphine.

Le gant du jour

Nouveau ! Une fois par semaine, je répondrai à la question que nous nous posons tous au sujet des gants que nous avons croisés (dans un rayon d’un kilomètre autour de notre domicile etc.) et auxquels, parfois, nous nous sommes attachés : Que sont-ils devenus ? Ici, le gant que nous avons eu le plaisir de découvrir à JC+13. Vous serez, je suppose, heureux d’apprendre qu’en dix jours, il n’a ni bougé ni changé. Rendez-vous dans dix mois, puis dans dix ans, pour suivre notre poulain de plastique blanc.

Le conseil lecture du jour

Aujourd’hui, je vous propose un peu d’histoire : lisez les dates sur les bâtiments sis dans un rayon d’un kilomètre autour de votre domicile et demandez-vous : que s’est-il passé, cette année-là, dans un rayon de plus d’un kilomètre etc. ?

(Lycée Condorcet, mur à 63 mètres de ma porte d’entrée.)

Si vous n’aimez pas l’histoire (ça n’a jamais été mon truc non plus, pour tout dire), faites des mathématiques : calculez de tête le nombre premier le plus proche de chaque date croisée pendant votre heure d’exutoire, par exemple. Ici, c’est 1951. Vous pouvez poursuivre le fun en faisant des calculs qui incluent la date mais aussi la distance (en mètres) comprise entre son inscription sur le bâtiment de votre choix et votre porte d’entrée. Ici, par exemple, 1955 et 63. Ou encore, entre le nombre premier le plus proche de l’un des deux, ou de chacun. Ici, par exemple, 1951 et 63, 1955 et 61, 1951 et 61.

Le détritus du jour

Nos vélos rouillent à force de ne pas servir, alors on se sépare d’eux au coin des rues. Si je sautais sur Mon Bolide et roulais dans les champs ou au long du canal, je risquerais moins de croiser un être humain qu’en traversant le centre de Lens un jour de marché, mais ça m’est interdit et, comme disent notre collégienne et mon papy (qui fêtait hier ses 93 ans seul, quelle désolation, mais refuse toute visite masquée parce que c’est interdit), La règle, c’est la règle.

Aujourd’hui, mon amour et moi célébrons les deux ans de notre rencontre. Il était 18h30 quand j’ai posé les yeux sur son visage pour la première fois dans un bar désert de Vendée, tandis qu’elle lançait avec désinvolture à ses collègues, qui m’accompagnaient et lui proposaient de se joindre à nous : À vos risques et périls. Tout un programme. De fait, notre histoire est pour le moins étonnante et pleine de rebondissements – ce genre d’histoire dont les gens qui n’écrivent pas disent aux gens qui écrivent, Tu pourrais en faire un roman. La veille de notre rencontre, j’avais envisagé le suicide dans une chambre d’hôtel, à Nantes, et en un battement de cils, celle que j’allais appeler mon amour a ramené la lumière dans ma vie. Et le lendemain, j’interrompais ma course à pied pour danser de joie, dans une clairière, sur un morceau d’Anna Meredith – qui sera aussi

La musique du jour

J’étais guérie, sauvée – la spirale qui m’entraînait par le fond : enrayée. Ce soir, quand nous arrivons dans notre repaire verdoyant, à 18h30, 29 lapins nous attendent avec des banderoles « Joyeux anniversaire » et « Félicitations », et trois canards nous font la surprise d’atterrir là, sur la colline, en riant aux éclats. Merci, les amis !

La bonne nouvelle du jour (à confirmer à la fin du confinement)

L’amour peut survivre au confinement. Vive l’amour.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 29

Piéton(s) : j’arrête de compter les piétons, ça m’ennuie, désormais, je compterai les

Mails, SMS et appels de travail : 7 (qu’on ne dise pas qu’écrivain, ce n’est pas un vrai métier. Je profite de l’occasion pour relayer ici cet aveu d’une amie qui travaille dans les hautes sphères de la grande distribution : « Je ne travaille qu’une heure par jour mais j’avance autant qu’en une journée hors confinement parce que je n’ai plus de réunions qui servent à rien. » Pour ma part, je ne trouve toujours pas le temps de répondre à mes mails.)

Joggeur(s) : 1

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+22

est le jour où j’envisage de me défenestrer.

Le vide du jour

Tout. Tout est vide. Je me sens seule dans une espèce qui, frappée par l’horreur, ne fait que développer des applis, des tutos, des réseaux de merde. Je n’en peux plus de lire des mails et des sms qui s’achèvent par « bises confinées ». On le sait, qu’on est confinés, c’est bon, lâchez-moi. J’étouffe dans l’espèce et je me sens seule à la fois, quel absurde inconfort.

(Vide avec détritus : sapin de Noël roux ( rose). Il n’est jamais trop tard.)

La musique du jour

Goodbye, chère amie, magnifique morceau du groupe cajun Magnolia Sisters, idéal pour dire adieu à mon lave-linge, qui nous a lâchés hier, en plein confinement. Et merci bien.

Ma chaîne hifi aussi a rendu l’âme, le même jour, c’est donc avec un casque sur les oreilles que j’écoute aujourd’hui

L’autre musique du jour

quant à elle très proche de ce que je ressens.

Et Le conseil lecture du jour, alors ?

Eh bien, reprenez toutes vos attestations de sortie depuis le début du confinement et relisez-les avec émotion, en vous rappelant ce que vous avez fait tel jour, à telle heure. (C’est également un exercice très stimulant pour la mémoire.)

Le gant du jour

Aujourd’hui, je me sens comme une vieille merde desséchée alors je choisis des photos de bitume. Ici, je trouve que les lignes composent un beau tableau abstrait, sur lequel ce gant presque habité, ouvert comme une main, m’évoque mon sentiment du jour, que l’on pourrait résumer par Au secours, un au secours sans le son, faute d’air, comme dans les cauchemars.

Le détritus du jour

Un élastique brillant pour que le monsieur confiné dans le bitume puisse jouer à la balle / au cerceau / au yoyo / au bilboquet.

La bonne nouvelle du jour

Les pâquerettes le font. Vivre confinées, à l’ombre des barreaux. Elles nous montrent l’exemple de la patience, nous enseignent le sens de l’absurde et nous rappellent notre condition d’animaux sociaux agglutinés dans le béton. Je vais mettre une banderole Merci les pâquerettes sur ma fenêtre côté rue, tiens.

Un lézard et moi regardons  passer avec nostalgie un des rares TER qui circulent encore et dans lequel lui comme moi, pour des raisons différentes, sommes persona non grata. Je découvre que son muret, tout comme la véloroute, est un spot de lézards.

Sur la véloroute aujourd’hui, le garçon qui me rappelait hier Duelling Banjos de Délivrance erre toujours avec son seau. Nous tâchons de deviner ce qu’il cherche. Comme hier, il a une bouteille vide à la main. Je suppute qu’il ramasse des bouteilles consignées mais il me détrompe : Vous ne voulez pas m’aider à attraper des lézards ? nous demande-t-il. Je suis horrifiée : Il ne faut pas attraper des bestioles, je lui dis. C’est pour mon serpent, ajoute-t-il. Je couine un Jesus désespéré en poursuivant mon chemin vers les lapins. Heureusement, il reste les lapins.

Avant de me coucher, je me bloque le dos. Journée de merde.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 19

Piéton(s) : 5

Joggeur(s) : 3

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+21

Je fais le test : je cours en cercle autour du stade Léo Lagrange, à deux pas de chez moi. Le tour complet fait 1,5 km, pas si mal. C’est d’ailleurs un beau stade, j’aime beaucoup ses couleurs toujours comme neuves. Et je me rappelle que, quand je menais l’enquête sur la jeune athlète, il avait une aura quasi légendaire à mes yeux. Mais comment fait la jeune athlète pour supporter l’ennui de courir en orbite autour d’un terrain?

(Le 24 octobre 2018, jour où j’ai découvert le nom de famille et l’adresse de la jeune athlète.)

(Ce matin.)

Il y a deux autres joggeurs dans le stade, une dame saumon et un monsieur anthracite ; tous deux courent dans le sens des aiguilles d’une montre, ce qui ne me viendrait pas à l’idée. De toute façon je préfère les croiser brièvement, faire une embardée de cinq mètres à leur gauche, la tête sur l’épaule droite et la respiration coupée, deux fois par tour, plutôt que de les doubler laborieusement tandis que le vent acheminerait leur souffle pestilentiel jusqu’à moi. J’aime beaucoup ce stade et sa mappemonde artistique mais je tiens trois tours avant de filer dans les rues vers la Grande Résidence et le reste du vaste monde.

Le vide du jour

Des vides de Sallaumines qui sinuent presque autant que les pistes immaculées du stade Léo Lagrange.

Ici aussi, entre la cité de fosse 13 et la voie ferrée, il y a un terrain de foot peu usité.

Le printemps dernier, j’ai écrit une chanson de geste qui a pour cadre le parc de la jeune athlète ; c’est un texte (qui se veut) plutôt drôle et dont un des motifs récurrents est le vide : par endroits, j’énumère les rares individus humains, canins et aviaires que j’y observe au fil des heures. Que ce parc soit interdit aux riverains me semble encore plus absurde que la fermeture du 11/19 – sous étroite surveillance puisque ma mère m’apprenait ce matin qu’une de ses copines y avait été interpelée à 7h du matin par trois policiers. C’est pousser un peu loin l’héroïsme national. Quelle est la limite au-delà de laquelle un fonctionnaire zélé devient un collabo ?

La musique du jour

From Gardens Where We Feel Secure est un titre de circonstance. La musique mélange sucreries (par endroits très kitsch) et field recordings d’une manière assez plaisante et fraîche, composant des paysages sonores bucoliques et, par endroits, villageois.

Et quand on n’a pas de jardin, pas même un jardin mental, où se sentir en sécurité,

on peut toujours (et ce sera

Le conseil lecture du jour)

épier ses voisins, lecture toujours inventive, vieille comme le monde et particulièrement excitante en temps de crise. On peut même y intervenir, comme dans les livres dont vous êtes le héros, par la solidarité, par l’apéritif à travers le grillage ou par la délation. Une collègue de mon amour fait des apéros Skype avec ses amies et toutes se plaignent que leurs voisins sortent trois fois par jour. Elles hésitent à les dénoncer parce que si tout le monde faisait comme eux. Je parie qu’elles applaudissent à leur fenêtre, tous les soirs à 20h. Quelle est la limite au-delà de laquelle un citoyen solidaire devient un collabo ? Elles devraient payer leurs voisins pour alimenter leur discussion, voilà ce qu’elles devraient faire.

Ce qui arrive quand on laisse un parc ouvert à Lens (1) :

(À suivre…)

Aujourd’hui, je suis à cran, la misanthropie me donne des courbatures.

Le détritus du jour

s’est pendu, je le comprends.

La bonne nouvelle du jour

Demain soir, pleine lune pour tout le monde ! En attendant, je ne sais pas… Le vaste monde poursuit sa parade de printemps sans nous – bien mieux sans nous.

Je me couche tôt avec un livre et un chat, je n’ai aucune peine à lire, ce soir, je mange 150 pages avant de tomber enfin de fatigue.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 7 (pour cause joggeuse avec cheveux verts et chien baveux format bœuf – vandales)

Piéton(s) : 11, dont 3 m’ont rappelé cette scène de Délivrance

Joggeur(s) : 5

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+20

Je n’ai jamais parlé ici de la sonnette – non, appelons un visiophone un visiophone : je n’ai jamais parlé ici du visiophone le plus aimé, le plus choyé qu’on ait jamais vu en terre de houillères. Tous les jours, nous passons devant une grille d’entrée flanquée d’un visiophone incorporé dans un muret de brique, c’est sur le chemin de nos lapins, et chaque jour nous voyons le papa de nombreux enfants très polis (quoique stridents) accroupi devant un visiophone heureux. Les enfants sur leurs petits vélos roses disent Bonjour, Bonjour, Bonjour dans les aigus à travers la rue déserte quand nous longeons le parc d’activité éteint que fixe, écarquillé, le visiophone, et le papa tient des outils qui font des choses autour du visiophone et sur le visiophone. Jour après jour, depuis trois semaines. J’en parle aujourd’hui parce que j’ai enfin pu le prendre en photo, en l’absence exceptionnelle de Monsieur – due à l’heure tardive de notre promenade du jour.

Après le visiophone de l’année, voici

Le gant du jour

Cette photo est pleine de textures qu’on aurait presque envie de gratter avec les ongles, n’étaient le covid-19, la crasse et quelques autres traces suspectes.

J’écris un texte sur les terrils. Dehors, un merle poursuit une palombe, et ça piaille très fort et ça ne plaisante pas. Ma voisine dit qu’il y a un nid de merles dans le lierre qui sert de balancelle à Patty la palombe. Nous avons ici affaire à une guerre de territoire, et elle est féroce. Peggy ajoute qu’avant – avant qu’elle ne taille dans une masse de lierre dix fois plus épaisse – il y avait un nid de rats là juste sous la fenêtre à droite du bureau où j’écris un texte sur les terrils.

Le détritus du jour

Ghostbusters jette l’éponge et prend la porte. Polty s’en réjouit et commet aujourd’hui quelques actes régressifs du genre : jeter l’oreiller de mon amour hors du lit.

Con-fun (fun fun fun)-ment (non, ceci n’est PAS une nouvelle rubrique).

La musique du jour

Tendril de Lyra Pramuk, sur l’album Fountain, paru le mois dernier.

Le monde est bipolaire, avec sa splendeur de nature grasse et odorante gorgée de lumière et son virus eugéniste dégueulasse. La vie de l’espèce l’est aussi, avec ses monstrueux chiffres du jour et ses albums qui paraissent chaque jour comme prévu et jouent courageusement dans le néant.

Extraits de L’éternité n’est pas si longue :

« Les infos : leurs présentateurs compassés, la mécanique monotone de leurs phrases, le clignement de leurs yeux quand leurs mines contrites cèdent l’écran aux reportages. Tant que leurs commentaires continuent d’être vomis à travers le monde, il nous reste l’impression d’être pris en charge, celle aussi d’être unis par les ondes à tous ceux qui comme nous sont contraints d’affronter une situation dans laquelle toute forme de diversion devient vaine. Tous suspendus aux derniers chiffres, aux dernières mesures venues d’en haut, aux derniers verdicts scientifiques : rendez-nous compte de ce qu’il vous plaira, nous voulons juste savoir qu’il est toujours d’actualité qu’il nous soit rendu compte de quoi que ce soit. »

Sur les chiffres : « On en oublierait presque toutes ces vies perdues sous les macules, papules, vésicules, pustules et croûtes. La singularité des vies enfuies se perd dans l’amas des morts. Tout ce que l’on voit, c’est un tas – c’est qu’on n’est pas dans ce tas (…) Le tas métonymique des corps anonymes, réunis à titre d’illustration avant la crémation. Que l’horreur reste numérique. »

Le conseil lecture du jour

J’hésitais à créer une rubrique intitulée Le gros fayot du jour mais je vais plutôt vous encourager à lire les banderoles et affichettes dont vos concitoyens (dans un rayon d’un kilomètre) ont décoré leur maison pour se rendre utiles, puis à vous en inspirer pour créer vos propres slogans de solidarité nationale et saluer nos héros.

Lire les slogans des autres stimule également votre esprit critique et je suis sûre que, lisant l’image ci-dessus, vous avez sursauté intérieurement : Et les personnels de commerces essentiels, alors ? vous êtes-vous dit, et vous vous êtes juré que vous, vous ne les dédaignerez pas de la sorte.

Le vide du jour

recto

verso

Ce soir, au spot de lapins, c’est la fête. Le dernier chien du jour est parti, la lumière se dore lentement, une lune pâle et presque pleine flotte dans le bleu du ciel, entre deux nuages immobiles aux moutonnements roses. Les lapins jouent, ils s’amusent à sauter les uns par-dessus les autres. Ils forment deux grandes bandes et, à notre approche, plongent sur les pentes bruissantes de ronces qui cachent leurs terriers.

À la nuit tombée, assise dans le jardin, j’entends les bruits désormais familiers de petits animaux dans le lierre, mais tout a changé : désormais, je sais qu’ici grouillait naguère un nid de rats et je ne m’amuse plus à deviner les vies qui grouillent là-dedans. L’accès à ce plaisir-là m’est temporairement interdit – j’oublierai, un jour ; pour l’heure, j’allume la lumière extérieure. Mon amour se moque de moi, on voit qu’elle n’a pas de phobie. Je lui raconte la rixe entre merles et palombes à laquelle j’ai assisté tout à l’heure et me rappelle ce que notre étudiante nous racontait, il y a deux semaines : elle était au fond du jardin quand elle a assisté à la mise à mort et à l’enlèvement d’un petit oiseau par une buse. Là, dans le silence édénique de la zone interstitielle boisée entre Socorro et le lycée.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 23

Piéton(s) : 7

Joggeur(s) : 1

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+19

Ce matin, j’ai envie de renouveler le plaisir éprouvé hier quand j’ai contemplé le défilé des nuages, allongée dans le jardin au milieu des pâquerettes et des pissenlits, des bourdons et des papillons. Je n’aurais pas dû racheter la tondeuse que m’a proposée l’ancien propriétaire de ma maison : il n’y a pas lieu de couper un gazon qui n’en est pas vraiment un puisqu’il est composé en grande partie d’adventices : il ne croît pas, seules les fleurs le font et si je m’efforce de ne pas marcher dessus, ce n’est pas pour les décapiter. Que faire ? Je passe en revue les photos de mon dossier Confinement pour réunir celles qui comportent de l’herbe quand mon amour m’apprend que notre voisine Peggy, avec qui nous avons rendez-vous ce soir, va tondre sa pelouse.

(J’ai pris cette photo hier, en même temps que je parlais avec mon antique au téléphone, le vent était fort, les nuages rapides, et Carol-Anne, dont le faîte prend ici toute la netteté, se trémoussait joyeusement.)

C’est dimanche et les rues sont encore plus désertes que les autres jours quand mon amour et moi gagnons notre spot de lapins, en plein midi, espérant que les familles d’humains seront à table. Encore vos lapins ? nous demande notre lycéen quand nous lui apprenons notre destination. Certains ne quittent pas le canapé depuis le début du confinement, dis-je, et d’autres vont toujours au même spot de lapins. Lui-même est bien obligé d’en rire.

(Mon amour, le manteau noué autour des hanches dans la chaleur du midi, contemple le ruisseau qui coule entre la colline et l’autoroute.)

Notre spot à lapins est le seul endroit où nous pouvons être seules dans la nature (une nature très relative mais tout de même, il y a de la végétation, de l’eau, des bourdons et des papillons de toutes les couleurs – sans compter les lapins – , c’est déjà le luxe dans ce contexte) et nous savons que nous serons toujours particulièrement attachées à ce lieu. Il aura été notre refuge, notre espace de respiration. Au bord de l’autoroute mais ça va puisque, ces derniers temps, l’autoroute est une excellente candidate pour

Le vide du jour

La musique du jour

Out on the lawn I lie in bed, extrait de la Spring Symphony de Benjamin Britten, ici chantée par Kathleen Ferrier.

Le gant du jour

en bouclette, sur pâquerettes

Le conseil lecture du jour

Une de mes amies profite du temps dont elle dispose pour apprendre le nom des arbres. Elle lit la nature, son alphabet de  feuilles, de fleurs et de fruits, d’écorce et de hauteur. Ceci est donc en quelque sorte son conseil de lecture par moi interposée.

Le détritus du jour

n’en est pas vraiment un, je suppose ; je n’imagine pas vraiment que son propriétaire soit venu s’en délester là, en altitude, mais bien plutôt qu’il en déplore la perte.

Le soir, nous prenons l’apéro avec ma voisine à travers le grillage qui sépare nos jardins. Pour un premier apéro ensemble, c’est à la fois étrange et amusant. Nous apprenons son histoire en inclinant la tête de manière à voir son visage à travers le quadrillage vert. Je finis par comprendre que l’une de ses meilleures amies, qu’elle mentionne régulièrement depuis plus d’une heure, est la Fatima même avec qui j’ai fait du théâtre quand j’étais adolescente, et que je n’ai pas vue depuis 28 ans. Pour moi, c’est

La bonne nouvelle du jour

Et voilà je lui parle, après tout ce temps, à travers le haut-parleur du téléphone de ma voisine, de l’autre côté du grillage, cependant que cette dernière continue de discuter avec mon amour. Vous êtes avec qui ? me demande Fatima. Je suppose que Peggy ne parle pas toute seule ?

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 1 – misère, à cause de :

Piéton(s) : 7, dont deux avec chien (sur territoire lapins)

Joggeur(s) : 0

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Non

JC+18

Aujourd’hui, le printemps s’installe et on pourrait presque oublier le contexte : les familles sont de sortie avec les enfants et les chiens, les trottinettes et les petits vélos roses, on est obligé de changer constamment de trottoir pour ne croiser personne ; dans la nature c’est pire, il faut fuir dans les ronces comme des lapins. Quant à ces derniers, alertés par la soudaine affluence d’humains, ils restent terrés. Seuls les lapereaux dont l’instinct de survie n’est pas encore suffisamment développé se laissent surprendre.

Je photographie celui-ci quand un homme surgit au sommet d’un talus, à bout de souffle. Nous sommes saisies par la peur et découvrons avec stupeur qu’il s’agit d’un policier avec un gilet pare-balles. Je crois qu’il est là pour nous, qu’il va nous plaquer au sol, mais il nous dit bonjour en dévalant le talus ; sa voix est étonnamment douce et calme, en complet contraste avec son visage écarlate et suant. Tout cela ne dure qu’un instant et il court de plus belle en haletant tandis que son talkie-walkie crachote.

Qui poursuit-il ainsi au bord du ruisseau ? Que se passe-t-il dans les fourrés dont il a bondi ? Mon imagination étant prisonnière du règlement qui rend nos vies si compliquées, elle me suggère qu’on a pu lui signaler une partie de foot ou un barbecue géant. Mon amour pense qu’il y avait un danger imminent et s’attend à ce qu’on nous dise de quitter les lieux au plus vite. Quoiqu’il en soit, nous rebroussons chemin. Dans notre spot à lapins, au moins, on entend les bourdons voler.

Le détritus du jour

aérien et d’actualité

Il y a tout de même un (tout petit) avantage à voir des gens aux profils variés encombrer sans masques la ville : les gens inquiétants inquiètent moins – ce genre d’individus qu’on remarque davantage quand les rues sont désertes, l’été ou en temps de confinement, et qui ruent, éructent, titubent, baveux, les yeux écarquillés. Parfois, depuis le début de l’épidémie, j’ai peur qu’ils me sautent dessus pour me cracher ou me souffler au visage ou pour me rouler une pelle de la mort. Je me rappelle une déséquilibrée qui circulait à Cayenne, en 2001 ; elle se disait séropositive et menaçait les passants avec une seringue pleine de son sang. Cela dit, ma phobie sociale n’avait pas attendu cette dame ni le coronavirus pour que mon imagination me désigne les humains comme de potentiels meurtriers : par exemple, j’ai toujours eu peur de croiser des gens sur des ponts. Je m’attends systématiquement à qu’ils me poussent – même quand ils ne sont pas d’aspect bizarre, en vérité : par exemple, je vois l’archétype du bon père de famille arriver face à moi et je me dis, Ce serait bien son genre de péter les plombs, là, juste au moment où on se croise, et demain il s’excuserait en pleurant, il dirait qu’il ne sait pas ce qui lui est passé par la tête.

La bonne nouvelle du jour

Les gens font rarement ce genre de choses.

Le gant du jour

Triple bubble gum. J’aime quand le hasard ajoute la touche finale à une œuvre 100% humaine (vieux chewing-gums, emballage de jeune boule de gomme et gant en caoutchouc flashy sur macadam granuleux).

Le conseil lecture du jour

Relire sa propre histoire.

Depuis plusieurs années, je m’aperçois que je vis trop vite, que je ne prends plus assez le temps d’assimiler les épisodes de ma propre histoire, qui s’enchaînent toujours plus vite ; c’est comme regarder plusieurs films d’affilée sans prendre le temps d’y penser, de les analyser, de percevoir leurs jeux d’échos. Est-ce que ça tient à mon âge ou à l’époque ? Je me dis souvent, Plus tard, quand j’aurai le temps, j’irai m’asseoir quelque part avec moi-même et je laisserai mon regard errer ici, et mon esprit là, et tout s’assemblera dans une perspective révolutionnaire et un relief inédit. C’est ce qui s’est produit, à mon corps défendant, avant que je ne quitte Lille pour Lens ; et avant-hier, quand je marchais le ventre lourd d’angoisse dans l’atmosphère post-apocalyptique : je regardais le film de ma vie défiler sur le paysage. Cependant, les terrils, qui se dessinaient au loin, m’apparaissaient comme un condensé de l’histoire humaine, de la domestication du feu en – 400 000 avant le fameux J.-C. jusqu’à l’interdiction d’accéder à la nature qui a repris ses droits sur le travail de l’homme (en l’occurrence, le plus gros château de sable qu’on puisse imaginer).

(Au loin, le terril plat de Pinchonvalles : presque une forêt.)

L’histoire peut également se relire en couple / en famille / entre amis ! Comme dans les festivals littéraires, dont le temps fort en public est bien souvent précédé de rencontres scolaires et d’ateliers, mon amour et moi relisons  ensemble notre histoire à l’approche des deux ans de notre rencontre. Nous nous chamaillons, nous traitons de mytho (nous aimons récupérer certains termes prisés des jeunes pour les tourner en dérision – avant qu’ils ne deviennent des tics de langage), des reproches rétroactifs volent, et des ha aspirés, incrédules face à tant de mauvaise foi : Tu ne m’as pas regardée de la soirée, ce jour-là. – Mais n’importe quoi ! Je faisais tout pour accrocher ton regard. Etc. Où l’on approche de cette chose fascinante qu’est une perception autre de moments dont on pensait détenir la vérité unique.

Le vide du jour

Avec gant – dans ce cadrage, on voit mieux le parallèle entre les gants et les préservatifs usagés qui jonchent certains parcs et trottoirs. Le gant, préservatif de main.

La musique du jour

par la pianiste et chanteuse de boogie-woogie Katie Webster (1936-1999) ; les paroles sont tordantes et le morceau assez dansant pour un Saturday night.

Mon amour et moi buvons notre infusion dans le jardin à la seule lueur, étrangement intense, de la lune. Nous regardons les étoiles apparaître à mesure que la nuit s’épaissit, et parfois une chauve-souris vole si bas que nous sursautons en riant. Des petits animaux font frémir le lierre – souris, lézards, oiseaux ? J’appelle en chuchotant : Patty ? Patty, c’est cette palombe de format presque poule, super gouniche, qui depuis plusieurs semaines fait ployer le lierre devant la fenêtre de mon bureau.

Mais ce soir, c’est une mésange qui s’extrait des feuillages, se pose près de nous et nous regarde un instant avant de reprendre son envol.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 5

Piéton(s) : 73

Joggeur(s) : 3

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui