JC+5

Une expérience cinématographique : courir dans une rue déserte en écoutant My Blue Heaven de Fats Domino.

Je me dis que moins il y aura d’humains dans l’espace public, plus il y aura d’animaux. Plus il y aura de rats. L’autre jour, j’ai croisé trois grands chiens blancs, qui  filaient côte à côte en direction du 11/19 ; j’ai réduit ma foulée jusqu’à marcher d’un pas mesuré, en évitant de les regarder, en retenant ma peur comme on retient son souffle, tourné au premier coin de rue et couru aussi vite que possible sans oser me retourner.

Plus la ville est vide, plus elle me paraît petite – une maquette. J’ai la même impression après un déménagement : un appartement, une maison me paraissent toujours plus étroits quand il sont vides, et je me demande alors comment tout ça – les meubles, les gens – pouvait être contenu dans un si petit contenant. La nature, à l’inverse, semble se déployer en notre absence, s’étirer au soleil.

(Photos non retouchées, je le jure.)

Et quand je dis en notre absence, je veux bien dire en l’absence d’humains, car les autres espèces lui réussissent bien, la marquent avec grâce et délicatesse.

En relisant ces paragraphes, soudain je me rappelle un poème que j’ai écrit en 2005 à Lambersart (paru onze ans plus tard dans Je respire discrètement par le nez) ; je l’avais un peu oublié, je le redécouvre avec perplexité :

« Je touche mes lèvres pour m’assurer que j’existe, je regarde la paume de mes mains, je bouge les doigts, taches d’encre, ces ongles auraient besoin d’être limés, autour d’eux des petits morceaux de peau se rebiffent : nous parlons bien de la même chose.

Au bois je ne croise personne, pas un joggeur, pas un cycliste. D’abord je trouve ce vide très excitant puis soudain j’ai peur de déranger. Car si le bois à cet instant n’existe que pour moi, l’instant d’avant il n’existait pour personne, juste pour lui-même. Les cours d’eau avaient cessé de clapoter pour s’allumer une cigarette, les arbres s’étaient étendus un moment, étirant leur tronc et faisant craquer leurs branches, ouh que c’est vieux, ouh que ça fait du bien, ouh, les canards se curaient le bec, les singes faisaient une belote.

En ville : un calme post-apocalyptique. Aujourd’hui les gens font les morts. Ils sont allongés sous leur divan, ils retiennent leur souffle, ils se pincent le nez pour ne pas éclater de rire. Je pédale si doucement que Gaspard n’émet aucun son.

Aujourd’hui j’ai parlé aux rares personnes qui n’étaient pas cachées avec une telle douceur qu’elles ont levé la tête de leur bureau, de leur guichet, de leur caisse pour me regarder, un peu perplexes, puis elles sont devenues toutes cotonneuses et souriantes. Elles m’ont souhaité des belles choses pour la fin de la journée, elles ont posé des mains sur mes épaules et mes avant-bras pour me raccompagner jusqu’à la porte. »

(Photo prise en mars 2005, au bois évoqué dans le texte – où l’on voit que les saisons ne sont plus ce qu’elles étaient.)

Au téléphone, des gens me disent se sentir inutiles depuis qu’ils ne peuvent plus se rendre au travail. Eux et moi ne vivons pas sur la même planète. Outre que je n’ai jamais eu l’arrogance de me croire utile, c’est contre mes principes. En temps de crise, et particulièrement de crise sanitaire, je m’efforce de ne pas me rendre encombrante, c’est déjà bien. Ils me racontent aussi ce qui se passe à la télé ou sur les réseaux sociaux. On me dit que, sur les réseaux sociaux, je pourrais faire du sport, on me conseille des applis ; je réponds « merci au revoir », selon l’expression de notre collégienne.

Il est important de garder un rythme et une discipline, me dit-on aussi, et ça m’amuse beaucoup : je travaille seule chez moi depuis plus de vingt ans, sans horaire ni collègue ni supérieur, sans même d’urgence, la plupart du temps. Certains jours, je ne vois pas un seul être humain. Pourtant, je me lève entre 6h30 et 7h30 tous les jours, me lave, assortis mes vêtements, et mon ombre à paupières à mes vêtements. Ici, en temps de confinement, aucun d’entre nous ne regarde de tuto pour rester digne pourtant personne ne traîne au lit, tout le monde est studieux tous les jours, dimanche inclus, les jeunes comme les vieilles : sommes-nous des monstres ?

Aujourd’hui, quel bonheur : je cours avec mon amour (à la distance requise par la loi, mètre en main), je danse avec mon amour (collées, on a le droit : à l’intérieur, c’est sans danger).

On fait un tarot, ce soir ? demande notre lycéen, et nous acquiesçons toutes. Je dois lire un poème pour une vidéo, dis-je, vous pourriez m’accompagner en musique ? Nous jouons dans la cave (clavier, guitare, kalimba), comme un groupe de rock, mon amour filme, Dame Sam miaule. On pourrait faire ça tous les jours ? demande notre lycéen. Pendant l’apéro, le soir, je demande si quelqu’un a lu les infos, aujourd’hui. Non, non, non et non : zéro sur cinq.

JC+4

Et les jours se succèdent, pleins de surprises, dans notre grande cellule de confinement. Si j’en crois aujourd’hui mon interlocutrice adulte (celle que j’appelle ailleurs mon amour), je suis une vieille acariâtre qu’il ne faut pas bousculer dans ses habitudes et qui n’a pas la bonne expression sur le visage quand elle entre dans une pièce ; tout le monde s’efforce de m’agréer ; je traumatise mon entourage en ayant des préférences dans quelques domaines de la vie domestique tels que : vitesse de découpe des légumes (pas d’autre exemple disponible pour l’instant). Certes, j’ai proposé un peu nerveusement que l’on mette au point un tutoriel pour apprendre à tirer la chasse d’eau sans casser le mécanisme ; à part ça, j’ai plutôt l’impression de battre chaque jour mes records personnels de patience, de prévenance et de sociabilité.

Je n’aperçois quasiment personne au 94 : les joggeurs et les chiens ne font plus leurs besoins sur les chemins de halage. Ils restent dans leur jardin. Ou, s’ils n’en ont pas, ils ont acheté un bac de litière. Au fond de mon jardin, après un no-man’s land, on aperçoit un angle de la cour du lycée. Parfois, je vois des gens courir en orbite autour du lycée, chacun seul. Peut-être n’ont-ils pas la place pour une litière dans leur salon. Il reste les oiseaux d’eau, les lapins, et aussi les arbres (pour citer mon amie IBL).

Quant à Carrie, elle a écrit une chanson, Carry On, dont elle travaille la chorégraphie.

La mère et ses enfants sont partis faire un tour, notre étudiante travaille dans le jardin. Je mets Butterfly de Keeley Forsyth un peu fort dans les enceintes, puis Zoom0003 de Cucina Povera, ça me nettoie dedans, et Magda Drozd, Finger Touching A Stone. Cependant, la mère et les enfants sont contrôlés par la police. Ce sont mes enfants, dit la mère ; ils ne sont pas sortis depuis deux jours, je leur fais prendre l’air. L’agent, sans masque mais avec gants, regarde droit devant lui. Même si ce sont vos enfants, dit-il après un silence, et même si vous vivez sous le même toit, il faut marcher à un mètre de distance. Le virus est dans l’air, si vous marchez ensemble, vous risquez de l’attraper . Heureusement que les prix Nobel de physique veillent sur notre sécurité, à nous que notre ignorance met en danger.

Ok, j’ai mal interprété ce que me disait mon amour. Elle ne pourrait pas aimer une vieille acariâtre qu’il ne faut pas bousculer dans ses habitudes etc. ; je n’en suis donc pas une. Si j’ai cru comprendre ça, c’est sans doute parce que j’ai peur d’en être une. En vérité, je suis à peu près aimable puisque je suis aimée ; cette idée me plaît bien et, un moment, je me vois sous un autre jour. Se disputer en temps de coronavirus est encore plus angoissant qu’en temps normal : on compte les minutes perdues. Je dis, Demain je serai peut-être morte et regarde ce qu’on est en train de faire. Ensuite de quoi nous rions et le rire évacue pour un moment la vieille acariâtre, ses complexes et le coronavirus.

Je prépare des consignes pour  un atelier d’écriture en ligne sur la page Facebook du Triangle. J’aime beaucoup mon concept, au point que j’ai hâte de lancer la formule – sous réserve que le Triangle l’accepte, bien sûr. Je vais aussi animer un atelier à distance avec un groupe de flamenco. Il s’agit bien d’une télé-résidence, même si mon texte n’avance plus aussi vite : difficile d’écrire un roman de fantôme quand on vit un film d’anticipation. Les premiers jours du confinement, je ne cessais de dire à mon amour, Imagine les enfants qui naissent pendant le confinement, ou Imagine que quelqu’un se réveille après plusieurs mois dans le coma et découvre que l’humanité a été décimée, etc. J’avais envie d’écrire un recueil de textes courts chaque fois qu’une amorce de narration dans cet esprit me venait. Ça m’est passé.

Le premier jour du confinement, j’ai eu Life During Wartime des Talking Heads dans la tête toute la journée (This ain’t no party, this ain’t no disco / This ain’t no fooling around). Avant-hier, c’était Débris de Keeley Forsyth (première phrase, The streets are filled with debris). Cette imagerie mentale spontanée n’alimenterait vraiment pas la playlist « feel good » que ma meilleure amie et ses collègues s’amusent à imaginer pour la page Facebook de la ville qui les emploie. Lundi, je rentrais d’un supermarché dans le cadre de mon opération ravitaillement sans caddie et je traversais le centre de Lens d’ouest en est (je vis à l’extrême orient, juste avant Sallaumines), empruntant le boulevard commerçant désert, quand les haut-parleurs ont beuglé Girls Just Want To Have Fun. Un certain sens de l’à-propos (merci Chérie FM).

(Lens et résilience.)

Par chance, j’ai un jeu de tarot – jamais servi, je l’ai acheté pour composer une photo à l’époque de mes patenôtres et processus réversibles. Mon amour apprend les règles sur Internet, ce soir nous jouons : c’est Saturday night, quand même ! J’aurais aimé une soirée dansante mais je suis la seule ici à ne pas être trop inhibée pour danser en public (au moment où j’écris cette phrase, je me rends compte qu’ici, nous vivons tous en public). Mais avant toute chose, nous avons un apéritif Skype avec mes meilleures amies.

Tes cheveux ont poussé ! s’écrie l’une d’elles. Notre collégienne et notre lycéen ne les avaient pas encore rencontrées : drôle de manière de faire les présentations… Nous sommes massés à cinq au bout de la table basse face à l’écran. Par moments, notre lycéen rit si fort qu’il se cache le visage dans les mains, ce qui me ravit, mais je suis dans l’impossibilité de rapporter ici ce qui nous amuse tant : En fait, me dit ma meilleure amie, on lit ton blog en ce moment, puisqu’on ne te voit pas. Si tu pouvais ne pas écrire ce que je vais vous raconter, au cas où quelqu’un me reconnaîtrait…

Ma meilleure amie dit (et ça, je peux le répéter) que dans le village de ses parents, un village de 275 habitants dans le Haut Jura, une maison a été cambriolée. Je me rappelle la tête de notre collégienne quand j’ai prédit à proximité de ses oreilles, le premier jour du confinement, des pillages et agressions. Sa mère et moi lui expliquons pourquoi ça ne peut pas nous arriver, à nous, un cambriolage. Mon amie poursuit son récit tandis que notre collégienne, les mains plaquées sur les oreilles, crie, J’entends encore ! Mais puisqu’on te dit que tu n’as de cambriolage à craindre ici, plaidons-nous, alors qu’est-ce qui te fait peur ? C’est le mot, dit-elle.

Comme moi, notre collégienne craint plus la police que le virus. Quand je sors de chez moi, j’ai mal au ventre, non parce que j’ai peur d’être exposée au virus puisque je suis d’une prudence exemplaire depuis des semaines (s’il s’avère que je suis contaminée, ç’aura été par un proche moins clairvoyant que moi) mais parce que j’ai peur de tomber sur une patrouille de ces fonctionnaires procéduriers qui s’en tiennent à la lettre des directives sans circonspection. Mes plus grandes craintes depuis le 25 janvier, date à laquelle j’ai appris l’existence du virus : 1. être séparée de mon amour (conjuré) ; 2. perdre quelqu’un que j’aime (hors de mes compétences, à quelques exhortations près, parfois vaines) ; 3. être privée de mouvement (en cours).

Le tarot n’a vraiment rien à voir avec la belote. J’ai de mauvais réflexes. Je déteste faire équipe avec des débiles, déclare notre collégienne – son équipe : sa mère et moi.

JC+3

Je me lève longtemps avant tout le monde, retrouve dans mon carnet un texte écrit le 25 janvier :

« Je viens d’apprendre comme par inadvertance l’existence du coronavirus. Je descends au pied du terril de Noyelles-sous-Lens, dans ce que j’appelle l’observatoire des oiseaux, raquette de béton à fleur d’étang. Le paysage est flouté par la brume, les cygnes, canards et foulques macroules glissent sans bruit à la surface de l’eau. Il n’y a que nous ici et je sens un élancement dans ma poitrine, mélange de gratitude pour la beauté dont je suis le témoin inopiné – peut-être indésirable – et de la peur d’être trop vite privée de cette beauté. Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret mais fascinant de la nature quand les humains la laissent en paix. En silence. »

(Une photo prise ce jour-là depuis l’observatoire des oiseaux.)

Nous empruntons volontiers le chemin de halage qui surplombe cet étang, mon amour et moi, dans la lumière déclinante ; un soir, un vol d’oies sauvages est passé si bas que nous pouvions entendre le vent dans leurs plumes. Nous accueillons cette beauté mélancolique avec gratitude, et y être plongées ensemble nous comble d’un bonheur tel que je n’en avais jamais éprouvé.

Alors que l’humanité vit un cauchemar, j’ai la chance d’être auprès d’elle, de n’avoir qu’à lever ou tourner la tête pour que la lumière de son sourire donne du sens à tout le reste. J’ai attendu toute ma vie d’accéder à un tel bonheur, je ne veux pas le perdre déjà.

(L’un de nos crépuscules à Noyelles.)

Je cours dans un monde post-apocalyptique. Je prends les mêmes photos que d’habitude (je pense principalement à mes anciennes séries intitulées L’arrière-monde, Instantanés urbains et Le vide exact), des photos de lieux déserts, mais aujourd’hui je n’ai pas besoin de réfléchir au cadrage pour suggérer le vide.

(Près de chez Carrie : vue au nord…)

(…et vue au Sud.)

Au sommet de mon terril, je danse en T-shirt Los Angeles sur des musiques de la Nouvelle-Orléans (et alors ? anything goes) ; de loin, dans la forte nébulosité, je dois avoir l’air d’un drapeau blanc qui flotte au vent.

(Depuis le sommet, l’autoroute semble désaffectée.)

(Au pied du 94, le paysage bucolique n’est plus gâché par le bourdonnement de l’autoroute.)

À Sallaumines, un homme travaille dans son champ, au bord de la rocade déserte. Avant-hier, il poussait une tondeuse à essence qui me semblait ridicule au milieu de la grande parcelle ; aujourd’hui, il est passé à la charrue manuelle. Est-ce pour mieux occuper l’espace-temps déformé par le confinement – où le temps s’étire à mesure que l’espace se réduit ?

(La rocade de Lens – qui fut autrefois son canal – telle qu’on ne la voit habituellement jamais.)

Je file sous la douche. Quatre sur cinq, aujourd’hui, m’annonce mon amour.

Je reçois des mails de travail horripilants, lestés de solidarité en toc et platitudes de circonstance ; la plupart du temps, je ne réponds pas. Si je ne suis pas sur les réseaux sociaux, ce n’est pas pour voir ma boîte mail inondée de niaiseries par des gens qui trouvent dans la circonstance une occasion supplémentaire de suinter la mièvrerie et de larmoyer. Au milieu de ce fatras, un super mail d’une éditrice avec qui, si tout va bien, je devrais bientôt collaborer pour la première fois. « J’espère que vous vivez bien ce moment étrange, que vous y trouvez des plaisirs, des étonnements, des sources d’inspirations, des soulagements », m’écrit-elle. Je veux travailler avec elle !

Je n’ai pas le temps de répondre à tous les messages que je reçois, ni de passer tous les appels que je voudrais pour prendre des nouvelles de mes proches. Je m’en étonne. Mon amour acquiesce : je ne comprends pas où filent les journées. Il en est toujours ainsi quand nous sommes ensemble, le temps s’accélère, les heures avalées comme des syllabes. Même quand nous ne faisons pas tout ensemble. Même en confinement. Quinze fois par jour, nous nous disons, J’ai honte, j’adore ce confinement. Nous oublions sa cause. Ma tendance à tenir les médias à distance me reprend : je suis sur ma planète d’avant, à ceci près que mon amour vit déjà avec moi, comme dans le futur que nous nous préparons – et à ceci près qu’il n’y a plus de surpopulation, plus de circulation, plus de pollution.

(La vie lunaire.)

Je me réjouis d’être confinée avec des jeunes gens attachants mais autonomes, studieux mais drôles, vivants sans être épuisants. Les enfants de mon amour ressemblent tellement à mon amour que je ne peux pas ne pas les aimer. C’est mathématique.

Je me réjouis d’être confinée à Socorro, dans une ville à faible densité de population ; je me félicite d’avoir fait ce choix. Je sais qu’à Lille, outre que je n’aurais pas pu recevoir mes quatre invités, je serais déjà devenue folle. Extrait d’un vieux brouillon dans lequel j’appelle Lille Petite-Capitale pour saluer son arrogance :

« Officiellement, Petite-Capitale a une densité de population de 6 882 hab./km², mais ce ne serait pas le cas si elle n’avait annexé deux communes sans aucune forme de continuité avec la ville intra-périphérique et beaucoup plus aérées qu’elle, voire désertes par endroits tandis que Petite-Capitale est un continu dégueulis de passants et de véhicules motorisés. Ce montage administratif fausse considérablement les chiffres ; il fait une différence de 2293 habitants au kilomètre-carré. En vérité, ce ne sont pas moins de 9175 individus qui résident dans chaque kilomètre-carré intra-périphérique, sans compter les habitants des bidonvilles ni les sans-abri. Une densité par ailleurs ressentie double puisqu’un grand nombre d’individus travaillent, étudient ou font du shopping dans la ville sans pour autant y être domiciliés. Ce chiffre augmentera de manière spectaculaire dans les prochaines années, car la politique de densification instaurée par le dernier plan d’urbanisme a déjà des effets sensibles. »

C’est, entre autres choses, cette étouffante densité que j’ai fuie. Je m’en félicite chaque jour depuis le 9 novembre, premier jour de ma vie lensoise (la densité de population ici est de 2 623 hab./km² – pour comparaison, celle de Paris est de 21 067 hab./km2), et aujourd’hui j’en ressens un indescriptible soulagement.

Dame Sam, elle, vit l’expérience inverse : son espace lui paraît soudain surpeuplé, elle disjoncte et boit toujours plus.

(Son spot préféré : la baignoire sabot du rez-de-jardin, peu fréquentée.)

Au drive, où nous attendent des produits frais en complément aux féculents d’hier, nous sommes livrées par une dame sans masque ni gants, d’humeur joviale. Vous me faites peur, vous, avec vos masques ! dit-elle. Mais bon, vous avez raison, précise-t-elle. Nous mesurons l’absence de précaution qui doit régner dans le hangar.

La promenade du soir est limitée à un périmètre de 500 mètres. Nous apercevons trois personnes, à distance, les derniers chiffres et la pluie ayant ajouté au pouvoir dissuasif du durcissement annoncé tout à l’heure. Plus tard, notre apéro est coloré par des conversation téléphoniques en persan, pour le Nouvel An iranien. Les voix produisent dans le salon une petite musique étrange et envoûtante.

La nuit, une voiture passe lentement dans la rue, en silence. Je m’en étonne. Puis nous comprenons qu’elle a un gyrophare. La police patrouille-t-elle dans Lens plus déserte que jamais ? Faut-il vraiment que nous mourrions asphyxiés, angoissés, pour ne mettre personne en danger ? Ou plutôt, faut-il que nous nous enfermions par solidarité morale envers ceux qui ont fait le choix de vivre agglutinés dans des villes où ils se sentent au centre du monde ? Pourquoi ne nous laisse-t-on pas jouir sans entrave inutile de nos marges si peu prisées, dans nos trous, nos bleds paumés ? Cette absurdité m’oppresse plus encore que la peur du coronavirus lui-même :  je disais dans mon carnet, le 25 janvier, « Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret mais fascinant de la nature quand les humains la laissent en paix. » Au nom de quoi devrais-je en être privée ? Qu’est-ce que ça changerait au sort de quiconque ? J’ai toujours été seule ici, la seule humaine à des centaines de mètres : pourquoi soudain cela devrait-il apparaître comme un privilège ? Et si c’en est un, qu’enlève-t-il à la collectivité ?

JC+2

Dès le réveil, une crise d’angoisse. J’appelle ma meilleure amie : pas mieux. Un autre de mes meilleurs amis, hier, se révélait aussi pessimiste que nous. Nos prévisions désastreuses concordent, et pour l’instant nous ne nous sommes jamais trompés ; on nous disait alarmistes, nous étions lucides. Je m’effondre en pensant aux gens qui sont isolés, même si j’ai conscience que, de nous cinq, je suis la seule qui ai pratiqué la « distanciation sociale » depuis le début de l’épidémie (et même bien avant, misanthropie oblige), et que peut-être l’un d’entre nous a déjà contaminé les autres.

J’accompagne mon amour dans le centre de Lens pour acheter des cigarettes. Depuis que je la connais (ça fera deux ans le 9 avril, nous fêterons cet anniversaire en confinement), nous plaisantons beaucoup à ce sujet : chaque fois qu’elle finit un paquet, elle hésite à en acheter un autre, reporte le moment, et chaque fois, elle me l’annonce sur un ton coupable, comme quelque chose d’inattendu : J’ai craqué. Aujourd’hui, moi qui la dispute habituellement chaque fois qu’elle allume une cigarette, je lui dis que ce n’est pas le moment de tenter le sevrage.

(Une photo prise le jour de notre premier baiser, en avril 2018 – photo qui par ailleurs illustre parfaitement l’incipit de L’éternité n’est pas si longue.)

Dans les rues vides, Chérie FM s’est enfin tue. Je n’aurais jamais cru qu’une telle chose aurait pu me sembler effrayante : jusqu’à présent, c’était Chérie FM qui m’effrayait. Je donne de la monnaie à un clochard, pose les pièces dans sa coupelle dorée en forme de feuille ; la seule autre passante de la rue en fait autant. Le clochard nous apprend qu’il a dû se munir d’une attestation signée pour pouvoir mendier.

Ce midi, j’annonce aux jeunes que nous les laissons faire la vaisselle pendant que nous allons chercher du ravitaillement au drive, et notre étudiante nous apprend qu’elle vient de préparer sur Excel un planning pour se répartir les tâches, si tout le monde est d’accord. Je doute que notre collégienne et notre lycéen s’en réjouissent mais mon amour et moi saluons son esprit d’initiative.

Au drive, nous sommes les seules à porter des masques. Nous n’avons pas de gants : les gants sont dans les sacs que nous sommes venues chercher. L’employée qui apporte les livraisons est souriante, elle ne porte ni masque ni gants, elle manie des caddies très lourds, souvent plusieurs à la fois, et accueille les clients d’une voix chantante. Comme les personnels soignants, elle se sacrifie, les autorités ne lui donnant pas les moyens de faire son travail sans se mettre en danger. Je pense aux liquidateurs de Tchernobyl.

Je pense aussi à Katrina. Depuis le début, bien avant le confinement, je pense à Katrina. Il y a six ans, j’ai lu beaucoup de livres (fictions et documentaires) sur le cyclone, que je décris dans mon roman de 2018, La vie effaçant toutes choses, comme « l’épisode américain qui vit les pauvres, les personnes âgées et les grabataires abandonnés à la montée des eaux tandis que George W. Bush exhortait le pays à prier pour eux, ses yeux trop rapprochés brillant d’émotion sur tous les écrans de télévision. Katrina fut le spectaculaire révélateur d’une réalité universelle – et non pas réservée au Tiers-Monde – quand des dizaines de milliers de citoyens comprirent avec effroi que les autorités auxquelles ils avaient confié leur sécurité ne feraient rien pour leur venir en aide. Un tiers des effectifs de la police avait déserté, les miliciens et autres mercenaires mandatés par les riches évacués tiraient sur les habitants qui, n’ayant pu fuir la ville, n’avaient d’autre solution pour subsister que de se servir dans les magasins – au sec, le reste du monde les considérait comme des pillards. » En France, quinze ans plus tard, les politiques font la morale à ceux qui se promènent dans des parcs mais incitent les citoyens à aller voter. Il faudrait un tribunal international pour sanctionner un crime aussi abject.

(Photo d’une page du Times Picayune prise en 2011 pendant la tempête tropicale Lee, à la Nouvelle-Orléans.)

Toi non plus, tu n’as pas encore pris de douche aujourd’hui ? me demande mon amour pendant que l’eau du thé frémit pour le goûter. Ni moi, ni personne ici.

Une phrase que l’on entend cinquante fois par jour à la maison : Je viens de t’en donner. C’est ce que nous répondons à Dame Sam, qui réclame de l’eau du robinet chaque fois que l’un de nous cinq passe devant un point d’eau, à tous les étages. L’eau du robinet, c’est la drogue de cette chatonne et elle en a bien besoin dans ce contexte où toutes ses habitudes sont bouleversées.

J’organise la suite de ma résidence à Rennes en télétravail avec mon interlocutrice du Triangle (elle me parle de ma venue en juin et je l’informe que nous serons encore en confinement mais elle rit comme si j’avais fait une blague). Mon amour met son équipe au chômage partiel. Notre lycéen a son premier cours en vidéo et en direct. Notre collégienne regarde un film. Notre étudiante, très concentrée, regarde alternativement son ordinateur et ses carnets. Je me rappelle l’avertissement du technicien qui a branché ma box : la fibre, m’a-t-il dit, c’est terriblement fragile, il suffit d’un léger coup pour casser le fil. Chaque fois que quelqu’un s’approche de la box, je convulse. Nous concentrer sur nos tâches comme si de rien n’était fait partie des stratégies les plus simples pour canaliser l’angoisse.

Ma meilleure amie ne vient jamais sur mon blog, elle n’a pas lu mon billet Bons et brutes ; je souris d’autant plus quand elle me dit, Il y a deux races : ceux qui comprennent ce qui se passe, et ceux qui font de la merde. Elle gère la com d’une municipalité, bien qu’elle n’ait que mépris pour la com, et poursuit la résistance en temps de confinement (c’est la même amie qui a déserté le bureau de vote, dimanche : notre Louise Michel). Il faut signaler que les marchés ont toujours lieu, suggère sa directrice. Non, dit ma meilleure amie, je ne me rends pas responsable de dix contaminations. C’est ma meilleure amie, je la vois presque tous les jours depuis le 14 septembre 1999 mais nous sommes confinées à 25 km à vol d’oiseau : pas comme dans L’éternité n’est pas si longue (où elle est Judith). Par chance, nous avons les appels illimités.

J’emmène mon amour et ses enfants en promenade ; je veux leur faire découvrir un quartier fantôme de Lens, près du Louvre. Un mélange de maisons de coron et de lotissement, dont une sur quinze est encore habitée.

L’un des habitants nous approche, hostile : C’est pour quoi, que vous prenez des photos ? aboie-t-il. Je réponds avec mon air Super Revêche : Pour le plaisir. Je fais semblant de ne pas avoir peur. Il nous suit à distance, nous surveille, le téléphone contre l’oreille. Nous ne nous attardons pas.

(Mon amour et moi voyons en ceci une véritable installation d ‘art contemporain.)

Notre étudiante prend une douche tous les soirs, pendant que mon amour et moi préparons l’apéritif. Ce soir, je dis, Une sur cinq. Tout le monde rit.

Nous écoutons les trois morceaux de musique sélectionnés par chacun ; beaucoup sont des titres très peu connus mais c’est leur seul point commun. Parmi les miens, l’un est même totalement inconnu. Je ne connais pas, dit notre lycéen (qui a choisi un titre de Wes Montgomery et un de Borodine : Fermez les yeux, dites-moi ce que vous voyez), et les trois autres secouent la tête pour signifier qu’eux non plus. C’est mon ancien groupe, Toysession, je dis, c’est moi qui joue de la guitare et qui chante. Je rougis de la surprise que soulève cette annonce. J’ai fait de la musique avec tous mes meilleurs amis ; l’une faisait partie de Toysession, les quatre autres de Gloria Hall. Ce sont les cinq amis qui m’ont aidée à déménager de Lille à Lens, ceux que je souhaitais voir autour de moi en cette circonstance, mes amis historiques, inconditionnels et indéfectibles.

Mon amour et moi sommes joyeuses quand nous allons nous coucher. Nous n’avons pas regardé les chiffres, ni aucune source d’information, depuis plusieurs heures.

JC-1 à JC+1

J’ai décidé de tenir un journal de confinement. Il commence un jour avant JC (Jour de Confinement) ; qui sait quand et pourquoi il s’arrêtera. J’aurais pu l’appeler Journal Crépusculaire, ce serait JC aussi.

JC – 1

Plusieurs heures avant l’allocution présidentielle, je réussis à convaincre mon amour de quitter la capitale pour se réfugier chez moi avec ses enfants. Pendant qu’elle charge sa voiture, je procède à un ravitaillement piéton (ça consiste à faire des allers-retours éprouvants car je n’ai pas de petit caddie – vivent les caddies, je m’en procure un dès que les magasins de caddies rouvrent leurs portes, si je suis toujours de ce monde).

Dans les supermarchés, il n’y a personne, je n’attends pas à la caisse. J’ai lu dans la presse que l’on assistait partout à des scènes d’anticipation mais, à ma perplexité, Lens est aussi calme que d’habitude. Les rares clients que je croise dans les rayons bien achalandés sont exaspérés ou méprisants parce que je porte un masque : je comprends qu’en étant prudente, je leur fais peur. Seule une dame me demande où je l’ai eu, pleine d’espoir, et je dois m’excuser. C’est un ami de mes parents qui me l’a fait parvenir quand tout le monde se payait ma tête parce que j’avais peur, il y a plus d’un mois. Je lui dis que je suis désolée, elle hausse les épaules : On ne sait jamais, dit-elle.

S’il y a des SDF à Lens, je ne les ai jamais vus. En revanche, il y a plusieurs groupes de clochards, des anarchistes qui boivent des cannettes en refaisant le monde. Que va-t-il advenir d’eux ? Où seront-ils confinés, dans quelles conditions ?

JC

Je cours au 11/19, embrasse la vue de là-haut, l’embrasse aussi fort que possible dans mon esprit au cas où je la verrais pour la dernière fois. Au retour, je passe devant un supermarché ; hier, il était désert, aujourd’hui les gens s’agglutinent le long du bâtiment, sans masque. Que faisaient-ils hier ? J’ai beaucoup d’empathie pour ceux que leur scepticisme met en danger.

Lens est une ville surréaliste. C’est l’une de ces communes où l’association des commerçants a obtenu l’autorisation de diffuser de la musique dans les rues du centre-ville ; en l’occurrence, Chérie FM – radio censée magnétiser les foules et dynamiser la consommation. Aujourd’hui, les foules ne sont toujours pas de la fête mais elles ne sont plus souhaitées, pourtant nous vivons l’expérience d’elle met du vieux pain sur son balcon pour attirer les moineaux les pigeons dans une ville fantôme.

Je descends de voiture devant la gare, l’amie qui se réfugie chez moi a perdu une roulette de sa valise avant de monter dans le train à Lille et nous ne pouvons acheminer à pied jusque chez moi les 93 kilos de livres qui sont venus à bout de ladite roulette (c’est une amie étudiante). Je traverse le parvis désert sous le soleil printanier, dans le hall il y a un couple, sur les quais il n’y a personne. Curieusement, c’est l’image de TER assoupis qui me serre le cœur. Je veux voir des trains circuler, des gens monter et descendre sur des quais perdus au milieu de presque rien, sans même un guichet automatique, des inconnus affairés à des vies que je ne connais pas. Je promets à ces TER que nous vivrons encore plein de belles choses, eux et moi, Mon Bolide pendu par la roue avant dans leurs secousses.

Le train de mon amie arrive en même temps que moi sur la voie B. Il est 11h50, sans doute est-ce le dernier train avant nouvel ordre, je m’attends à ce que des hordes effarées en descendent mais non, mon amie n’a dû partager les wagons qu’avec trois autres passagers.

Nous sommes cinq dans ma maison, que je ne pourrai plus jamais appeler mon Vaisseau Fantôme. Je l’appellerai désormais Socorro, comme la maison où se réfugient mes personnages dans L’éternité n’est pas si longue. Le déjeuner au soleil dans le jardin est si joyeux que nous oublions un instant ce qui nous réunit ici.

Le soir, les jeunes ont peur de sortir : peur d’être arrêtés et emprisonnés – bien que j’aie imprimé leurs attestations. Mon amour et moi marchons dans le coucher de soleil au bord du canal ; il n’y a personne nulle part, quelle surprise : même en temps de paix, il n’y a personne par ici, hors oiseaux d’eau. Sur les routes, des bus vides, bulles de lumière flottant silencieusement sur les rubans de bitume.

JC + 1

J’ai mon attestation d’activité physique. Depuis le sommet de mon terril préféré (ni le plus beau ni le plus haut, juste mon terril de cœur), j’entends une chanson des années 60, un truc de crooner, porté jusqu’à moi depuis un point indéfini que je situerais de l’autre côté du canal ; par moments, plusieurs voix très jeunes entonnent les paroles en chœur ; sous mes yeux, un chemin de halage désert, un stade désert et, au-delà, des rues désertes. Sur l’autoroute, pas de bouchon mais quelques camions isolés.

(Avant JC : autoroute très fréquentée.)

(Après JC.)

Sur les terrils, les lapins bondissent de nouveau, libérés de la menace des chasseurs et justement indifférents à notre sort ; les canards s’aventurent hors des cours et plans d’eau ; les oiseaux donnent un récital.

De retour au sol, je lance ma playlist dancing chicken (il y a Carter Tutti Void, Anna Meredith, Fátima Miranda, etc.), je danse au bord de l’eau, je danse pour l’humanité parce que tel est mon sens de l’absurde, un instant je peux faire tenir tout le sens d’être en vie dans cette gesticulation inutile et désordonnée, ça me rend heureuse – je n’ai pas honte d’être heureuse en cet épisode sinistre, c’est à la fois un travail et sa récompense, et après tout il s’agit seulement d’un instant.

Dans sa pâture, Danny paresse au soleil.

Comme dans L’éternité n’est pas si longue, mes compagnons de confinement et moi sommes répartis dans l’espace de la maison, sauf aux heures de travail, où la plupart se réunissent dans le salon. Une collégienne, un lycéen, une étudiante, une salariée en télétravail et moi, chacun sur son ordinateur, entouré de ses carnets et de ses livres.

La grande différence avec mon roman, c’est que nous n’avons pas la télévision et ne commentons pas sans fin ce qui se passe dehors. Mon amour et moi en parlons autant que possible en retrait, évitant désormais que des oreilles ne traînent quand je dis que bientôt, il y aura une pénurie et des pillages.

Après des jours d’angoisse où je m’efforçais, avec des succès variés, de faire comprendre et admettre l’urgence de la situation à mes proches et d’organiser notre mise en sécurité (j’ai notamment contribué à la décision de ma meilleure amie, de ne pas aller travailler dimanche dans un bureau de vote, soit un geste courageux de résistance à la décision criminelle de maintenir les élections, et convaincu mon amour de ne pas jouer les capitaines du Titanic sur son lieu de travail), après ces longues discussions tendues, je m’aperçois que j’ai soudain perdu de vue la raison de tout ceci, oublié le virus pour me concentrer sur l’aventure du confinement. Aujourd’hui, ça me semble la meilleure chose à faire : nous focaliser sur l’organisation de nos journées, sur nos interactions, sur nos activités, pour ne pas sombrer dans la terreur. Dans quelques jours, quand les chiffres seront devenus vertigineux, les plus goguenards et les plus insouciants cesseront de nous mettre en danger ou de penser que leurs problématiques d’avant ont encore cours. Il ne restera plus qu’à attendre. Il faudra nous employer à emplir cette attente, en dehors de laquelle tout le reste nous apparaîtra crûment pour ce qu’il est : dérisoire et hors sujet.

Je suis infiniment reconnaissante aux quatre personnes qui m’entourent d’avoir cru à mes prédictions et d’être là, avec moi. Pourtant, je sais que même si nous nous en tirons, nous allons tous perdre des êtres chers. Il est mathématiquement impossible d’y échapper. Quant à Dame Sam, elle aime avoir cinq personnes à son service plutôt qu’une seule mais n’apprécie pas trop qu’on encombre son espace ; en substance, elle ne sait que penser de tout ça et vocifère jusqu’à l’épuisement.

Une voisine me dit que tout ça, c’est à cause des Chinois qui bouffent de la merde. Certains pensent que nous (première erreur : quel nous ?) allons beaucoup apprendre de cette expérience et en tirer des leçons, mais comme je l’écrivais déjà il y a dix ans (quand j’imaginais exactement ce qui est en train de se passer), les humains n’apprennent pas de leurs erreurs. Par ailleurs, je suis sûre que certains ont 99 paquets de pâtes dans leur garage et se moquent de savoir comment vont leurs voisins.

Nous allons marcher, scindés en deux groupes sur des routes désertes. Un TER vide file sur le pont ferroviaire qui chevauche le canal. J’ai arrêté de compter les bus vides, je me contente de regarder les chauffeurs, des hommes et des femmes ; ils nous regardent aussi. L’un d’eux a passé le bras par la vitre baissée, on dirait que son regard essaie de me dire quelque chose.

Nous nous réunissons au pied d’un terril désert, le gravissons. Les jeunes découvrent la vue de là-haut. Nous les regardons courir et prendre des photos, nous les regardons regarder.

C’est un moment de consolation, dans la lumière de fin d’après-midi. Je danse devant un amphithéâtre en plein air face à un étang, pour mon public de quatre humains, qui applaudissent chaleureusement (sans bisser pour autant), et de nombreux oiseaux d’eau.

Nous repartons en deux groupes. Premier contrôle de police : un agent sans gants ni masque prend nos attestations et nos cartes d’identités, nous les rend. Nous nous demandons combien de sujets contaminés ont été contrôlés avant nous par les mêmes mains non désinfectées en l’absence de gel hydroalcoolique.

Je dis, Demain soir, chacun fera écouter trois musiques aux autres et leur en parlera ; tout le monde y voit une perspective joyeuse. Puis je regarde les derniers chiffres et j’ai envie de vomir.

Nombreuses

… et en bonne compagnie, le retour. Pour nous préparer au confinement, Dame Sam et moi avons ressorti respectivement notre robe tabby marbrée et notre chemise à fleurs. Nous inventons des jeux. Par exemple, je demande

– Cite-moi un mot que tu trouves super moche.

Meeeh-krr, dit Dame Sam (je suis bien d’accord avec elle). Et toi ?

Blouse, je dis (l’autre je). Pas les sonorités, parce que blues, ça va.

– C’est pareil, dit (l’autre) Dame Sam.

– Non, je dis. C’est parce que tu ne le vois pas écrit. Et un de tes mots préférés ?

Meeeh-krr, dit (l’autre) Dame Sam. Parce qu’il te donne les nerfs, j’adore quand tu me jettes tes pantoufles. Et toi ?

Poussière. Je crois que je vais appeler mon nouveau manuscrit La poussière.

(On ne sait absolument plus qui parle, ni qui a fini les olives, ça fuse dans tous les sens.)

– L’autre titre convient mieux.

– Je sais, mais parfois j’ai envie de me faire plaisir. De toute façon personne ne lira ce texte puisque c’est la fin de l’espère humaine.

– Sérieux ? Tu pourras faire un stock de croquettes, demain ?

(Pour l’occasion, nous avons même reconstitué dans notre nouveau salon cette scène d’intimité photographiée en 2018 .)

Agenda ou pas

Je ne suis pas à Rennes cette semaine, pour cause de coronavirus. Je ne sais pas encore si ma rencontre avec Léa Rault le 19 mars au Triangle sera maintenue. Ni si aucune des dates ci-dessous résistera au stade 3 désormais annoncé comme imminent :

Le samedi 21 mars à 17h, à Aulnay-sous-Bois, rencontre à la librairie Folies d’encre dans le cadre du festival Hors-Limite.

Le samedi 4 avril, à Bordeaux, rencontre avec Quentin Zuttion (alias Mr Q), dans le cadre des Escales.

Le mardi 7 avril à 19h, à Rennes, rencontre avec Nathalie Kuperman et Fanny Taillandier pour une soirée intitulée Le chaos en trois rounds au Triangle, dans le cadre de ma résidence.

Le jeudi 9 avril à 19h, à Lille, aux archives départementales du Nord à 19h, table ronde sur le thème « La bibliothèque idéale des écrivains » aux côtés de Géraldine Barbe, Bastien Quignon, et Olivier de Solminihac, animée par Achmy Halley.

Le 15 avril à 19h, à Grenoble, rencontre à la librairie Le Square.

Le jeudi 23 avril à 19h, à Montpellier, rencontre à la librairie Fiers de Lettres.

Le jeudi 14 mai à 19h30, à Lille, lecture et extraits musicaux à la librairie L’Affranchie dans le cadre des soirées « Vous avez une heure et un verre de vin ».

Le vendredi 15 mai à 19h, à Marcq-en-Baroeul, lecture à la librairie La Forge, avec Amandine Dhée.

Le 28 mai à 19h, à Paris, rencontre à la librairie Le Divan, avec Amandine Dhée.

Mea culpa

Je tiens des discours misanthropes, c’est vrai, et certes je fuis 99,99% de mes congénères, mais ce matin j’ai bien dû reconnaître que je devais à mon espèce une part importante du bonheur qui me portait. Outre que mon cœur avait la forme d’un visage humain, outre que le timbre sublime dans mes oreilles était celui d’une voix humaine (celle de Maria Rossi, aka Cucina Povera, dont je parle souvent ici et dont je manquerai pas moins de deux concerts au moins d’avril – je serai à Rennes et à Bordeaux quand elle sera à Bruxelles et à La Haye, malédiction ! – mais dont je me procurerai PUB le troisième album Tyyni dès le matin de sa sortie, le 27 mars), je courais sur des collines édifiées par des humains et magnifiées par la brume et la pluie : un véritable travail d’équipe. Je me suis sentie réconciliée. Admirez un peu le travail :

Pour l’occasion, il fallait bien du 16:9.

Ci-dessus, un bac à schlamm.

Ok, je me tais, je vous laisse regarder.

Oups, pardon, ce n’est pas l’image que je voulais insérer ici. Mais quelle générosité, vous l’admettrez… Oui, à Loos-en-Gohelle, on prend son temps, son pinceau, et on offre du beau à qui sait voir. Mais reprenons : le 11/19 en 16:9.

L’Humanité

« Féminin singulière(s) 2/4. Qui fait l’homme ?

Elles sont romancières ou œuvrent à la croisée de la littérature et des sciences sociales. Toute la semaine, pour annoncer le numéro spécial que consacre l’Humanité à la journée du 8 mars, nous leur avons donné carte blanche pour écrire sur l’émancipation des femmes.

Qu’elles aient choisi le récit, la fiction ou l’analyse, elles expriment avec leurs regards singuliers l’urgence des combats à mener. »

Je remercie Sophie Joubert de m’avoir proposé d’être l’une de ces  quatre autrices. Mon texte est dans le numéro du jour.