JC+16

Woke up this morning
?
?

Réveil peu prometteur. Efforts. Course à pied. Lapins. Euphorie.

(11-19 et stade Bollaert depuis mon éminence à lapins.)

(Mon éminence à lapins, à 1 km à vol d’oiseau de Socorro.)

Explosion. Déjeuner solitaire devant mon ordinateur. Je profite de ce que mon amour et ses enfants sont dans le jardin pour écouter de la musique un peu plus fort que je ne le fais en temps normal. Je choisis sans un instant d’hésitation The Practice of Love de Jenny Hval.

Le conseil lecture du jour

vous est offert aujourd’hui (ça me fait un RTT) par

La musique du jour

Look at these trees
Look at this grass
Look at those clouds
Look at them now
And look at them now
Look at them now, look at them now
Take a closer look
Study the raindrops on the leaves
Study the ants on the ground
Study the ground, the brown, porous topsoil
Its softness, the mushrooms
And the strange blue flowers that grow near them
Study this and ask yourself « Where is God? »

Le gant du jour

gothique (ça change)

L’après-midi, une double explosion me laisse sans forces. Je lance deux carottes à Danny, qui en brait de joie, tandis que sa poulette rue avec mauvaise humeur (comme je la comprends) dans les bouteilles en plastique et en verre que des têtes de noeud ont jetées dans leur enclos.

La bonne nouvelle du jour

Dame Sam (aka L’intrépide, aka Laïka) est sur les réseaux sociaux pour sauver de l’ennui le monde confiné : elle vous propose un tutoriel inédit pour apprendre à vous purger. Elle recommande, pour mieux apprécier la vidéo, d’en couper le son.

https://www.facebook.com/trianglerennes/videos/804823316694226/

Nous l’appelons Laïka depuis qu’elle a vagabondé nuitamment dans le quartier : une mémé chat au milieu des loubards en robes de toutes les couleurs, à poil long ou ras, des blancs, des verts, des noirs, des gris, des beiges, des noirs et blancs, des tachetés, des tigrés, des tabby, des dizaines de chats errants qui tiennent le pâté de maison dans leur coussinet pouilleux. Et au milieu, L’Intrépide Laïka, l’œil revêche et la démarche chaloupée.

Le vide du jour

pavillonnaire

Le soir, je branche ma radio portative dans la cuisine et nous fermons la porte. Mon amour nous verse un verre de vin, à la radio c’est Banzzaï, la fenêtre est entrebâillée, la lueur des bougies vacille et, pendant que les endives fondent, nous dansons et nous rions.

Je sais que tout ira de nouveau bien. Tout le monde semble apprécier ma quiche à la fondue d’endives, ce vin est vraiment très bon et les enfants me font rire. Je suis apaisée.

Le détritus du jour

l’adieu aux armes

Le problème, c’est le confinement, c’est tout. C’est de ne pas pouvoir courir 20 km ou rouler 50 km à vélo pour évacuer ma légendaire dynamite. Nous ne sommes pas égaux face à cette contrainte : ici, il faut jeter nos ados dehors pour qu’ils courent un quart d’heure et leur système nerveux se porte très bien, tandis que je suffoque dans mon heure de course à pied autorisée, dans mon périmètre bocal.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 13

Piéton(s) : 11 (dont avec chien(s) : 7)

Joggeur(s) : 5

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+15

Ce matin, je me réveille si tendue que j’ai peur de me casser en mille morceaux si je me cogne un coude, un orteil. Je décide que pour maintenir la pelle à concorde (la paix et la concorde en langage Zeppelin) à Socorro, il est préférable que je m’isole. Je m’installe un petit bureau dans la chambre, j’écoute

La musique du jour

et réécoute deux fois le morceau qui commence à 1h05’33. Ce dispositif de confinement dans le confinement ne suffit pas à m’apaiser. Ça ira mieux quand j’aurai couru : tout va toujours mieux quand j’ai couru. En remplissant mon attestation de sortie, je m’aperçois que nous sommes le 1er avril alors je me tourne vers mon amour avec surprise car aujourd’hui, c’est un petit anniversaire pour nous, et je l’aurais peut-être laissé passer si je ne devais chaque jour égratigner un arbre pour être en règle.

Puis je vais donc courir et, sur le parvis désert de la gare, en l’absence de tout obstacle, je trébuche et me brise le coude sur les pavés ; mon mollet aussi est râpé, mon tatouage a l’air plus vieux que moi, ma cheville lance. Je m’en veux : ce n’est pas le moment de se blesser, pas le moment de frotter sa peau sur le sol de l’espace public. Je compte : je cours depuis six ou sept ans et il ne m’est arrivé que trois fois de tomber sans raison valable. Pourquoi maintenant ? Est-ce un hasard ou est-ce que le danger s’alimente lui-même, en prenant appui sur la peur ?

Le détritus du jour

Quelques centaines de mètres après mon point de chute, comme une grimace du bitume raillé hier dans mon JC+14.

La bonne nouvelle du jour

Les lapins de mon territoire secret doivent certes vivre sur un talus jonché de détritus moins biodégradables qu’une peau de banane (on en voit quelques-uns sur l’image) mais au moins ils ne risquent pas de croiser une raclure avec un fusil. Mes pensées les moins affectueuses vont aux chasseurs en cette sombre période ; j’espère qu’ils comprennent enfin ce que ça fait d’être traqué par un trou du cul à qui on n’a rien demandé, sans qui on vivait insouciant sous le soleil et la pluie, et face auquel on est désarmé.

Je porte des gants et un masque pour ma première sortie chez un caviste depuis le début du confinement. J’enfile les gants sur le seuil de la porte, je ne touche à rien, mais quand par réflexe je tends la main vers une bouteille pour lire son bouchon et sa quatrième de couv, le caviste m’arrête. Je m’excuse treize fois.

Le gant du jour

sobre comme une peau de banane

J’ai l’air d’ennuyer le caviste, je ne suis sans doute pas assez rapide, mais c’est aussi difficile de choisir un vin dans ces conditions que de le faire à travers une vitre comme dans les liquor stores new-yorkais. Je sors sans savoir si j’ai des vins de récoltant, de négociant ou d’exploitant dans mon carton, tout juste ai-je quelques indications sur les cépages, mais peu importe : au-delà, je viens d’acheter du vin sans plaisir, et soudain je me demande si le plaisir est devenu tabou au seuil du pic de la pandémie. Si l’on est censé claquer des dents et retenir son souffle dans la solitude et l’obscurité d’un cagibi, par solidarité. Si notre affliction et nos conseils de lecture soulageront qui que ce soit.

Le conseil lecture du jour

Le ciel est très dégagé, depuis le début du confinement, ce qui nous offre une opportunité inespérée de le lire – port de lunette(s) recommandé.

Voilà qui devrait occuper pendant un moment les plus difficiles à divertir comme les plus avides de transcendance. Et le jour ? me dira-t-on. Eh bien, étudiez les cartes, je ne sais pas, moi, lisez le soleil et les nuages.

I got the sun in the morning and the moon at night
Sunshine gives me a lovely day

Moonlight gives me the Milky Way

Got no checkbooks, got no banks
Still I’d like to express my thanks
I got the sun in the morning and the moon at night
And with the sun in the morning
And the moon in the evening
I’m all right

Le vide du jour

Vide de moi aussi puisque c’est l’endroit où je ne peux me rendre aujourd’hui, faute de temps (la photo est d’hier), ce qui signifie aussi que je suis privée de mes lapins.

D’ailleurs c’est le jour où j’explose, où je claque des choses et manque casser par ricochet la tasse dans laquelle je bois mon café (celle dans laquelle ma grand-mère Lucette me faisait du thé – Tetley earl grey, la boîte bleue), le jour où je manque fracasser des crânes, au lieu de quoi j’attends d’être dans la rue pour pleurer pleurer pleurer. Le seul de mes amis que j’aie la possibilité de voir est Danny. Je pleure de plus belle, parce que je n’ai pas de carotte à lui donner. Je pleure parce que je dois me rappeler de craindre une dame qui taille sa haie, parce que je dois considérer les autres comme des zombies et me comporter en ombre. Danny est dans sa pâture, d’humeur badine, il pousse sa poulette de la tête et broute joyeusement. C’est déjà bien. Pourtant, c’est le jour où j’explose sous la lune, dont le croissant pâle flotte dans le ciel bleu du midi, le jour où j’explose de nouveau dans la magnifique lumière vespérale, qui gorge d’or les bourgeons dans l’espace interstitiel entre le jardin et la cour du lycée.

(Socorro vue du ciel.)

Je me réfugie au fond du jardin, à vingt-cinq mètres de mes fenêtres, pour noyer mes meilleures amies sous le flot de mes doléances téléphoniques, qu’elles seules peuvent comprendre et salutairement tourner en dérision. Un rouge-gorge sautille autour de mon figuier. Si je peux rire de mon expérience de misanthrope plongée dans la vie communautaire en pleine catastrophe mondiale, si un rouge-gorge peut se poser à quelques pas de moi, ai-je le droit de me plaindre ?

(Prison ordinaire, fleurie et tout confort, vue en courant ce matin.)

Deux jardins plus loin, une voisine lit un magazine sur sa terrasse ; elle lève la tête vers moi, me regarde un instant avant de rentrer chez elle et de fermer sa porte. Pouvait-elle m’entendre ? Ça semble impossible mais je parle encore moins fort. Mon intimité ressentie est passée en-dessous de zéro en quelques jours, j’ai peur d’être sur écoute, peur qu’on trace mes déplacements avec mon téléphone même quand je le mets en mode avion, peur que le vent porte mes paroles jusqu’aux mauvaises oreilles. Chez moi, où que je tourne la tête, il y a quelqu’un ; le bruit des sacs de couchage me réveille la nuit depuis l’étage du dessous et mon hyperacousie n’en est pas la seule cause. J’ai un sommeil d’oiseau, un sommeil de petite proie facile. Hier, je demandais à mon amour si, dans la circonstance, elle préfèrerait avoir le pouvoir de voler ou celui d’être invisible. Puérils fantasmes de qui se sent harcelé, oppressé.

(Lézard lensois.)

Ce n’est pas le cas de tout le monde. Ce soir, une heure après le couvre-feu, des types ivres morts passent sous nos fenêtres, titubant au milieu de la rue en s’interpelant. Mon amour et moi entendons dans le lointain une clameur de type stade. Nous imaginons que des supporters frustrés se rassemblent devant des rediffusions sang et or avec des packs de Kro.

(Le stade Bollaert, comme un paquebot échoué sur un parking vide.)

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 0

Piéton(s) : 7

Joggeur(s) : 1

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+14

Ce matin, j’ai tellement grignoté la peau de mon amour que je suis un peu grise (mais chut). Un merle fait des claquettes dans le jardin sous le regard blasé d’une mésange charbonnière. Mon amour s’apprête à sortir quand le soleil s’étire sur la pelouse et baigne Carol-Anne d’une lumière dorée ; je lui chante Close To You, les mains plongées dans l’eau de vaisselle, mais ça ne la fait pas rire. On se sent un peu bête quand on chante ce genre de sucrerie sans réaction. Ensuite, je ne ferai que me ridiculiser un peu plus, disant euphorie pour euphémisme et rose pour roux – ça, ce sera quand je croirai voir un lapin dans le lointain et que je m’apercevrai de mon erreur : Ah non, c’est le chien, il est rose.

Why do birds suddenly appear
Every time you are near?
Just like me, they long to be
Close to you

Notre lycéen ôte une de ses oreillettes en jurant : il n’a rien compris, il a rendu hier soir un devoir qui en fait est en train d’avoir lieu. Ils sont tous en train de le faire, là ! crie-t-il. Puis : Ils m’ont tous vu me déconnecter ! Un peu plus tard, voûté sur son assiette dans son anorak, les yeux plissés dans le soleil, il déclare : Je n’ai jamais aussi bien mangé le midi que depuis le début du confinement. Mon amour et moi rions aux éclats. Il n’y a pas de petite consolation en temps de pandémie.

Le gant du jour

Si son cadrage n’était pas si pourri, cette photo de gant serait un portrait inopiné de l’espèce à JC+14 en l’an JC+2020 : elle croit avoir inventé le feu (compteur de gaz), a littéralement dénaturé le monde (bitume), rendu son empreinte indélébile (chewing-gum), inventé les moyens de s’autodétruire (mégot) et veille à sa survie au mépris, voire aux dépens des autres (masque et gants). Oui, vraiment dommage que je ne me sois pas accroupie pour prendre la photo sous un meilleur angle – je retenais mon souffle mais j’avais quand même peur d’approcher un tant soit peu mon appareil respiratoire de ces résidus potentiellement infectieux.

Mon corps se délite, pour preuve que l’horreur du virus fait son chemin dans mon système nerveux – ce que mes cauchemars suffiraient à me révéler. Ma peau part en lambeaux ; un second acouphène, signal sinusoïdal d’un grave profond à fort volume, s’ajoute au sifflement suraigu qui ne me quitte pas depuis sept ans ; etc. Comme si c’était le moment de consulter des médecins. J’attends. Des amis me disent aussi prendre leurs douleurs et leurs plaies en patience, séquelles plus ou moins directes de l’angoisse : ce sont les dommages collatéraux du coronavirus.

Le détritus du jour

La question se pose beaucoup autour de moi, de vouloir savoir ou pas ; de fouiller Internet en quête d’informations plus sûres, plus inédites, plus vraies, ou de tout éteindre pour ne pas alimenter l’angoisse. Je poursuis mon rythme d’un article du Monde par jour, de préférence le matin pour pouvoir ensuite empiler dessus les baisers de mon amour, l’endorphine de la course à pied, la vue apaisante des lapins, et oublier un peu, un moment. En attendant, une photo de Manhattan désert m’évoque de nombreux films d’anticipation et je me dis, Alors ça y est ? Nous y sommes ?

La musique du jour

Aujourd’hui dans Anything Goes : Anything Goes. Expérience du matin : courir sur des boulevards déserts parmi les seuls emballages vides et brindilles rousses (et non roses) en écoutant la version d’Ella Fitzgerald, et bondir, danser, rebondir dans le final du grand orchestre, regarder l’ombre gesticuler, les pieds s’entrechoquer en l’air, un petit bond de cabri à gauche, un bond à droite, les hanches comme ci, les bras comme ça. Rien d’indécent mais plutôt une conscience aiguë et le désir de jouer chaque instant comme s’il était le dernier, avec l’illusion de la flamboyance.

Le parc de la Glissoire, serti entre Lens et Avion, lové dans la courbe où la N17 devient A211 (c’est celui que j’évoque dans le chapitre Dimanche du Sel de tes yeux), est fermé au public. Son jet d’eau continue de jaillir sur l’un de ses étangs, je l’imagine crépiter à la surface pour le seul plaisir des poissons, auxquels il doit offrir un jacuzzi  énergique.

Le vide exact du jour

Ma meilleure amie dit en substance que le confinement éloigne les gens et que chacun vit les événements d’une manière qui lui est propre, et qui n’est guère communicable. Il me semble pour ma part qu’il en est toujours ainsi, et que les événements ne font que révéler, à ceux qui ne les percevaient pas encore, l’extrême singularité de toute expérience et l’absolue discontinuité de l’espèce. De même que les traits les plus saillants de nos diverses personnalités sont exacerbés jusqu’à la caricature. Une amie m’écrit que son père s’ennuie au point de se porter volontaire pour le drive ; elle cite : « Tu comprends, c’est important de démarrer la voiture régulièrement » (il a une Jaguar si massive qu’elle entre à peine dans son garage). C’est bien lui. Réflexion qui n’est pas sans m’évoquer ma discussion avec Meredith Monk au sujet de son morceau Liminal (j’en reproduis une partie dans A happy woman :

« Dans Conversation with Meredith Monk, livre d’entretiens menés par Bonnie Marrancaelle dit : « C’est tout à fait ce que j’ai remarqué quand Mieke est morte, toutes ces choses que nous pensons de nous-mêmes et dont nous parlons dans Liminal. Nous disons, Elle appelait le tofu des oreillers. Il touchait toujours le mur avant de quitter la maison. Nous avons des habitudes singulières que nous assimilons à ce que nous sommes. Quand quelqu’un meurt, tout cela disparaît. Ce qui reste vraiment, c’est l’amour de cette personne et son essence. »[1]

Je demande à Meredith de me commenter cette déclaration, un soir que nous buvons un thé dans sa cuisine. C’est la différence entre la personnalité et l’essence, m’explique-t-elle : la personnalité, c’est tout ce que nous avons sur terre, mais l’essence reste ; la personnalité reste aussi, bien sûr, par le biais de ceux qui connaissaient la personne, et l’on peut toujours avoir de merveilleux souvenirs et rire à leur évocation, mais l’essence est la chose la plus profonde, qui reste le plus longtemps.

À l’inverse de Meredith, je pense que chérir un archétype n’est pas plus une erreur que de regarder une photo, ressassant le visage d’un être auquel pourtant l’on voue un amour bien plus profond qu’un trait de visage ou une ride d’expression. Je me permets de la contredire. He talks back to the radio[2], une autre phrase de Liminal, me rappelle l’un de mes arrière-grands-pères maternels parce que l’on m’a raconté une anecdote selon laquelle, aux premières heures de la télévision, il se tenait bien droit et répondait dignement, Bonjour, monsieur, au présentateur du journal. Pour moi, cet homme que je n’ai pas connu existe uniquement à travers des anecdotes que m’ont rapportées ceux qui l’ont entouré ; grâce à un détail, je pense parfois à lui, dont je n’ai aucune représentation physique. Meredith hoche la tête ; elle ne dit pas, mais je l’entends, que cette image de mon arrière-grand-père est l’ombre d’un ersatz de son essence.

[1] « It was very much the idea that I really noticed when Mieke died, all the things we think of ourselves that we talk about in Liminal. We say, “she called tofu ‘pillows.’ “He always touched the wall before he left the house.” We have idiosyncratic habits that we think we are. When someone dies, all of that goes. What reallly stays in your mind is the love that person had and the essential person. » Conversation with Meredith Monk, entretiens avec Bonnie Maranca, PAJ Publications, New York, 2004, p. 106.

[2] « Il répond à la radio ». »)

Cet après-midi, j’envoie un mail à Meredith pour lui demander comment se passe son confinement à New York et la féliciter pour la parution de son nouvel album. Je ne m’attends pas à ce qu’elle me réponde, nos rapports s’étant délités après qu’elle a lu le livre susdit (il l’a blessée, m’a-t-elle alors écrit, ce dont j’étais désolée sans pour autant être repentante, puisque je ne voyais pas en quoi il pouvait être blessant) et, à ma grande surprise, elle me répond immédiatement. J’en suis très joyeuse.

Nouvelle rubrique ! La bonne nouvelle du jour

Fantasme. Si le confinement s’arrêtait maintenant, j’irais dévaler le 94 de Noyelles, sur le chemin du retour je saluerais Carrie et Danny, puis je prendrais une douche, ensuite de quoi j’irais pique-niquer avec mon amour sur le terril de Pinchonvalles, et on rentrerait en longeant la Souchez, depuis le pied des Garennes jusqu’au pont rouillé.

Le conseil lecture du jour

« Je dépose ici un livre », dit la boîte, très didactique, « j’emprunte, je lis, je rapporte ». Il faudrait aujourd’hui ajouter à ces directives le conseil lecture suivant : « J’ouvre la boîte avec un masque et des gants, je glisse le volume choisi dans un sac plastique zippé, je laisse le volume reposer 10 jours au congélateur, je retire le volume du sac plastique zippé. C’est prêt ! »

Adolescente, j’étais aux antipodes de notre lycéen et de notre collégienne. Je n’attendais pas mes parents, ne réglais pas mes journées sur les leurs (peut-être parce que nous n’avons jamais été confinés ensemble chez des inconnus) ; quand ils m’appelaient pour passer à table, je laissais toujours une activité en suspens, à contrecœur. Je ne réclamais plus de câlins à mes parents ; je rêvais plutôt de rouler des pelles. Je ne parlais pas de mes cours et de mes notes, en tout cas pas de mon plein gré. J’étais curieuse de tout comme si je débarquais d’une autre planète (c’était bien ça). Je sortais beaucoup, chaque jour, je faisais de longues marches pour le seul plaisir d’écouter de la musique et de m’abandonner à mes rêveries, favorisées par le mouvement. J’essayais de découvrir de nouveau lieux, que j’incorporais à la topographie de mon imaginaire ; ils y étaient transfigurés, devenaient le théâtre de ma légende intime et, au fil du temps, la légende même. Par moments, partager le quotidien d’adolescents m’est difficile. Ce matin, non ; ce soir, si.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 17

Piéton(s) : 5

Joggeur(s) : 3

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

(Un des 17 lapins du jour – de très loin, d’où le flou.)

La Voix du Nord

Une interview avec Catherine Painset est en ligne ici aujourd’hui et sera bientôt en version courte sur papier. Il y est question du confinement, de l’étrange similitude entre mon roman L’éternité n’est pas si longue et la pandémie, et de quelques autres choses encore.

JC+13

Je me réveille angoissée. Je prends mon petit-déjeuner seule, debout dans la cuisine. Notre lycéen  entre se préparer un thé quand, pour la première fois depuis le début du confinement, la sonnerie du lycée se fait entendre : une petite mélodie très douce et aujourd’hui assez terrifiante, qui retentit dans une cour déserte.

(Derrière Carol-Anne, la cour du lycée.)

Je me demande si notre lycéen perçoit le caractère post-apocalyptique de la scène ou s’il est seulement surpris. Je me demande si sa sœur et lui se sentent concernés par l’événement qui est en train de frapper l’humanité ou si, comme il le semble, l’une est juste pétrifiée par les interdictions et la peur de l’autorité (elle ne sort que si on l’y oblige et nous engueule si on l’approche à moins d’un mètre, craignant d’être jetée en prison) tandis que l’autre est obnubilé par l’ombre que ledit événement pourrait porter sur ses études : C’est de mon avenir qu’il s’agit, disait-il la semaine dernière quand nous avons essayé de relativiser l’importance de rendre un devoir en temps et en heure (il est débordé, ses professeurs étant apparemment de ceux qui font peser sur leurs élèves leur besoin de se sentir utiles au milieu de l’hécatombe). Je me demande comment j’aurais vécu ce genre d’épisode à leur âge, ce que j’aurais écrit dans mes carnets pour en rendre compte et ce que j’aurais exprimé oralement. Je me rappelle ma terreur quand j’ai vu à la télé des images de l’attentat de la rue de Rennes ; j’avais douze ans, et ces images m’ont traumatisée au point qu’aujourd’hui encore, j’y pense chaque fois que j’aperçois l’enseigne de Tati – dont, en l’occurrence, je n’ai jamais été cliente. Je me demande quelle musique j’aurais choisie pour bande originale à un tel épisode. Sans doute rien de très glorieux.

Le vide exact du jour 

(Oui, désormais, des rubriques rythmeront ce journal de confinement.)

Dame Sam est sale. Je sens des paquets de poils collés quand je caresse son flanc gauche ; ce matin, elle est tombée dans la salle de bain. J’ai peur. Je veux qu’elle vive toujours ; quand je pousserai mon dernier soupir, très vieille, je veux qu’elle soit sur mes genoux, ronronnant comme un petit moteur chaud et tendre – et que la tête de mon amour soit sur ma poitrine, et les doigts de ma main droite dans ses fabuleux cheveux, et ceux de la gauche sur sa peau. Quand nous serons très, très vieilles. Ou plutôt ses yeux dans les miens ? Je ne sais pas. Comment choisir ? Je voudrais tellement croire en Dieu, et en une vie après la mort, où je retrouverais tous ceux que j’aime, mes grands-parents, mon chat Joe et quelques autres (mon esprit refuse d’envisager d’autres pertes d’ici là).

La semaine dernière, je me suis réveillée joyeuse, un matin, après avoir vu ma grand-mère pendant la nuit, dans un rêve si précis et détaillé qu’il me semblait avoir vraiment vécu la scène : au milieu d’une fête qui avait lieu dans ma maison, je la voyais soudain, assise par terre contre un mur, les jambes repliées contre elle ; elle portait un sweat-shirt à capuche et un jean à l’ourlet très large, sous une mise en plis impeccable et son sourire le plus radieux (que celui de mon amour me rappelle beaucoup : un sourire de petites dents parfaites et de lumière pure). Ensuite, nous tenions un stand dans un vide-grenier, elle et moi. Pourquoi mon inconscient n’est-il pas plus souvent si généreux envers moi ?

(Mes grands-mères et moi en 2002 ; à gauche, Lucette, à droite, Denise – mon prénom complet est Fanny Denise Lucette.)

Hier, au téléphone, mon grand-père m’a livré un comparatif des terrines de dinde et de poulet que lui apporte ma tante ; quand il m’a demandé si j’aimais ce genre de choses, je me suis rendu compte que j’étais en apnée depuis le début de son exposé. Papy, ai-je dit très calmement, je suis végétarienne. Ah oui, s’est-il écrié, excuse-moi. J’aurais été verbalement assassine envers n’importe qui d’autre mais c’était mon papy alors j’ai ri.

Le gant du jour

Avec une semaine de retard, nous apprenons qu’il y a un couvre-feu à Lens – mais aussi à Aix-Noulette, Billy-Berclau, Carvin, Courcelles-les-Lens, Courrières, Dourges, Drocourt, Éleu-dit-Leauwette, Estevelles, Évin-Malmaison, Harnes, Hénin-Beaumont, Libercourt, Liévin, Loison-sous-Lens, Mazingarbe, Meurchin, Noyelles-Godault, Noyelles-sous-Lens, Oignies, Pont-à-Vendin, Sains-en-Gohelle et Sallaumines. Nous trouvons que ça sonne du feu de Dieu : Couvre-feu à Aix-Noulette, ça ferait un super titre pour un polar en Nord de Ravet-Anceau.

Le détritus du jour

Où est caddie ? 

Ce soir, pour accompagner notre apéro spécial prix de la Closerie des Lilas, je passe Memory Game, le nouvel album de Meredith Monk. Notre lycéen commence à danser, puis mon amour et moi. Tout l’après-midi, nous avons eu l’air ivres – mais ivres de quoi ? Et maintenant nous dansons en riant, puis c’est la belote et nous rions de plus belle. Notre collégienne et moi sommes assurément l’équipe championne du confinement.

La musique du jour

J’en découvrais en courant, ce matin, ce qui apparaît à mes oreilles nanties comme sa nouvelle version : Migration, toujours sur l’album Memory Game de Meredith. Le récitatif n’a pas changé. Quand je l’écoutais, il y a deux ans, il me rendait toujours mélancolique – cette description d’homo sapiens par une intelligence que l’on suppose extraterrestre puis l’évocation de son extinction : poignantes. Aujourd’hui, ce texte prend une dimension particulière.

Many were forced to move from place to place
Towards the end, the smell of the air changed
We know all these things because some of their ancient one are still among us

Le conseil lecture du jour

Les lignes de la main gauche.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 1

Piéton(s) : 0

Joggeur(s) : 1

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui

JC+12

J’évoquais dans A happy woman l’album que Meredith Monk préparait avec Bang On A Can quand je l’ai rencontrée, en 2017 ; il est sorti avant-hier et s’appelle Memory Game. Il est très différent des roughs que, grâce à mon amie Allison Sniffin, j’ai déjà écoutés mille fois : c’est presque un autre album, en vérité. Je vais pouvoir l’écouter mille fois, à son tour. J’avais de longue date décidé que pour mon enterrement je voulais l’une de ses pistes, Tokyo Cha Cha, un petit bijou quasi pop. Nous devons ses arrangements à la même Allison (qui, entre parenthèse, met à profit son confinement dans le New Jersey pour composer une super pièce aux intonations presque jazz, par instants – c’est du moins mon humble avis). Ce matin, alors que nous prenons le petit-déjeuner, chacun à une table différente (je ne suis apparemment pas la seule ici dont la sociabilité ne vaille pas grand chose avant le premier thé), je passe Tokyo Cha Cha, au grand plaisir de mes co-confinés. Mon amour trouve que c’est une belle manière de commencer la journée.

En ville, aujourd’hui, un vide jusqu’alors inégalé. En comparaison, le 15 août est une foule, un grand rush, et hier était un samedi après-midi. Le grand ballet des sacs plastique se poursuit, chaque jour plus ambitieux, de plus volumineux danseurs rejoignant en plus grand nombre sa spirale infinie dans la tempête.

D’automobile, aucune. Atmo HDF me signale la fin du pic de pollution. Le vent a fait un super boulot ; il peut se reposer, maintenant.

Il a aussi disséminé les gants : peut-être demain des gens se prendront-ils dans la figure un gant qu’ils ont lâché par terre hier en sortant de la supérette et qu’ils en convulseront d’horreur alors que c’est leur ADN dessus, leurs fluides corporels, leur coronavirus ! Ce serait drôle, ça, comme s’ils faisaient pipi contre le vent.

La nature existe encore, quelle consolation… Et, mieux encore, elle se repose de nous et de nos œuvres.

Il faudrait beaucoup de temps pour qu’elle recouvre toute sa pureté, même si nous ne revenions jamais l’empoisonner. Les décharges sauvages dans les bois et les clairières nous laissent perplexes, cet après-midi, mon amour et moi, non qu’elles nous surprennent encore mais l’énormité de la bêtise qu’elles dénotent est incommensurable et notre effroi est à sa mesure ; elles me répugnent et me dépriment tant que je ne peux me résoudre à les prendre en photo ; à la limite, je peux en montrer une trace qui a été soumise au feu, en quelque sorte lavée – une ordure comparativement propre :

Sans nous, la nature resplendit avec une délicatesse nabi,

elle miroite et chante et chuinte.

Nous y trouvons trois météorites semblables à celle-ci, des blocs ontologiques tombés du ciel,

et du sol aussi jaillissent des motifs plus fascinants et admirables qu’aucun schéma de main humaine.

Ces derniers jours, j’ai souvent fantasmé d’aller vivre dans les bois. Quand ma raison a flanché, avant-hier, j’ai cru que mon amour allait me fuir pour toujours et je me suis dit que si je devais être confrontée à un tel cauchemar, j’abandonnerais tout et partirais dans les bois avec un sac à dos, un peu de matériel de camping, et irais m’achever au milieu des petits mammifères et des oiseaux. Je m’accrochais à cette image, la seule qui me consolait tandis que je tremblais de peur. Je me demandais seulement si Dame Sam accepterait de m’accompagner – c’est une vieille Dame, elle aime son confort et sa tranquillité. Je savais déjà exactement où j’irais, comment, et ce que j’emporterais dans mon sac à dos. Puis je me suis rappelé un film et un livre que par coïncidence j’ai découverts successivement, il y a deux ou trois mois, et dans lesquels des résistants à un système oppressif se réunissent dans les forêts : Lobster de Yórgos Lánthimos et Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq. Ce n’est pas un hasard, cet élan qui nous pousse vers les bois. Il y a deux races, me dis-je : il y a ceux qui continueront de s’agglutiner dans les villes dont la densité de population fait des bombes atomiques à retardement, et il y a ceux qui fuiront dans les forêts. Je rumine cette idée depuis plusieurs jours et voici que nous découvrons, au cours de notre promenade du jour, un campement détruit dans un bois bien caché.

Deuxième fin de journée au fenouil. Et, notre lycéen ayant trop de travail, pas plus belote que d’apéro ce soir. C’est pourquoi je peux poster ce JC+12 à JC+12. Une première dans ce Journal de Confinement.

JC+11

Je suis assise auprès de mon amour dans la lumière du matin, sur le muret du jardin, la rosée scintille et des oiseaux par dizaines pépient autour de nous, sans aucun bruit pour les parasiter. Nous sommes assises au cœur de l’éternité, sa main entre les miennes.

Sur la véloroute, les buissons et les haies bruissent, des emballages plastifiés tourbillonnent au milieu des débris végétaux. L’entretien des espaces publics est-il suspendu ?

Sur mon nouveau territoire secret, les lapins décampent à notre approche, nous les voyons filer dans les ronces et les détritus à flanc de colline. Au sommet, on pourrait mal s’asseoir pour contempler le 11/19 mais l’heure de sortie touche à sa fin, il faut se hâter avant de s’autodétruire.

« Pic de pollution particules aujourd’hui », m’alerte Atmo HDF. De fait, depuis le promontoire aux lapins, on voyait quelque chose comme un smog flotter sur l’autoroute déserte. Comment est-ce possible ? Il n’y a presque plus de circulation et le vent fait rugir Carol-Anne et siffler Socorro de toutes parts comme un Vaisseau Fantôme. (Ce soir, notre lycéen suggèrera que c’est peut-être parce que les usines de masques tournent à plein régime.)

Dans les rues du centre-ville, les gants en plastique jonchent les trottoirs en plus grand nombre que tout autre type d’ordures. Les rares individus que nous croisons sont inquiétants, certains parlent tous seuls en titubant, d’autres ont des difformités qui coulent hors de leurs vêtements comme de la cire chaude. Des zombies. Des éléments de signalétique claquent dans le vent avec un bruit métallique. C’est un samedi après-midi dans les rues commerçantes.

Pendant que notre collégienne prépare une pâte à crêpes, je sors appeler un ami, je marche sous les magnolias du rond-point, à deux pas de chez moi, dans le seul sifflement du vent : l’espace public est devenu plus calme que mon espace privé. Mon ami aussi a le nez cassé ; lui non plus ne peut plus lire ni regarder un film parce que voir des gens libres de leurs mouvements semble ne pas le concerner. Les consignes de confinement et les interdits touchent à tant de craintes profondes exploitées par le cinéma et la littérature que nous les avons vite assimilées : dehors = danger, autrui = danger = ennemi. Le soir, une de mes amies dit en riant, Je vais lancer sur les réseaux sociaux un appel à manifester contre ceux qui ne respectent pas le confinement. Nous rions. Chez elle, à Montpellier, il y a un couvre-feu ; elle dit que ça aussi, on l’intègre très vite, comme si on n’avait jamais rien connu d’autre.

Nous écoutons le point sur le coronavirus donné par des ministres et des professeurs, mon amour s’assoupit dans mes bras sur le canapé, notre collégienne est très concentrée, notre lycéen et moi éclatons de rire, par moments. Parfois tout cela semble surréaliste et d’autres fois, ça semble plus réel, plus brutal et plus implacable que tout ce que nous avons jamais vécu ; ça me rappelle une chute à vélo, que j’ai décrite ainsi dans une des sept versions qu’a connues mon roman Le zeppelin (un roman de carnage sur l’échec du collectif) : « La douleur est une flaque, un tapis, un plan vectoriel. Elle étend ses deux dimensions à l’infini, d’abord noire puis rouge puis d’un blanc piquant, scintillant. Je ne perds pas conscience. Ma respiration est bloquée, je me demande si elle va revenir ou si ma cage thoracique est cassée comme un plateau de flûtes à champagne et que bientôt je sentirai tous ses éclats déchirer mes organes et que ma bouche laissera s’écouler leur sang sur les copeaux de bois. »

Premier soir sans apéritif. Je bois une infusion de fenouil dans la pénombre du jardin, sous l’océan de Carol-Anne, en discutant avec mon amie de Montpellier. C’est la première fois que nous parlons au téléphone, d’ordinaire nous nous envoyons de longs mails ou de brefs SMS. De manière plus générale, nos habitudes changent, insensiblement ; mes amis et moi nous accordons à dire que nous ne vivrons plus jamais de la même manière.

Nous nous couchons tôt. Nous écoutons les bruits étranges et variés que la tempête tire du Vaisseau Fantôme Socorro. Et ça, c’est quoi ? On dirait… On dirait… J’aime beaucoup ce jeu. J’aime beaucoup l’acoustique du confinement, la place que le silence laisse aux sons pour s’épanouir, exprimer toutes leurs nuances et tout leur mystère. Je me rappelle mes premières nuits ici, seule, quand je découvrais le langage de la maison, ma rencontre avec Polty, cette manière qu’il avait de frapper là où je ne l’attendais pas, pour le plaisir de me voir sursauter, me pelotonner sous ma couette, la respiration en suspens et les yeux écarquillés. J’attendais le matin, je l’espérais. Ce soir, par instants, notre collégienne a eu peur. J’ai condamné la boîte aux lettres pour qu’elle cesse de claquer, vérifié plusieurs fois que toutes les portes et fenêtres étaient bien fermées. Oui. Qu’est-ce qui claque, alors ? Mon amour et moi nous sommes regardées en souriant. Arrête, Polty, ai-je soupiré.

Je pense à un morceau de Geneva Skeen, The Sonorous House, sur son album A Parallel Array of Horses, qui est un pur joyau à écouter très fort, au calme – si possible en mouvement. Comme je ne parviens pas à partager ce titre précis, en voici un autre, mon préféré du même album, Los Angeles Without Palm Trees, qui quant à lui a une très belle vidéo.

JC+10

Pour la première fois depuis deux semaines, je me suis réveillée sans mon amour auprès de moi : elle veillait son lycéen pâmé au rez-de-jardin. Suivant mes consignes, ils avaient passé tous leurs vêtements à la machine dès leur retour des urgences, laissé leurs manteaux dehors. Pour ma part, j’avais désinfecté le salon à l’eau de Javel pour que notre collégienne puisse y dormir – elle a peur de rester seule en bas depuis que j’ai mentionné le caractère inéluctable des cambriolages. Je m’étais endormie en écoutant les programmes de la nuit sur France Musique, après avoir fini deux livres d’affilée, Dame Sam blottie contre moi. Notre collégienne dormait en-dessous sur le canapé. La mère et son fils en dessous sur des matelas pneumatiques. Polty jouait à Eennie Meenie Miney Moe (il est anglais : pic nic douille, très peu pour lui).

Aujourd’hui, c’est le jour que j’attendais depuis des semaines, avec chaque jour un peu plus d’impatience : le nouvel album de Cucina Povera, Tyyni, est enfin paru. Au tout début du confinement, mon amour me disait, Tu es sûre que la sortie ne va pas être reportée ?

(Maria Rossi, aka Cucina Povera. Je ne sais pas de qui est la photo.)

C’est un magnifique album, où l’on retrouve la beauté fantomatique de l’univers que tisse Maria Rossi depuis ses débuts, avec cette fois plus d’électronique, plus de couleurs – il n’est pas anodin que le graphisme noir et blanc des deux précédents LP ait laissé place à l’esquisse d’une palette. Difficile de choisir un titre parmi les huit merveilles que compte l’album. Ce sera celle-ci :

Quant à mon nez, il est jaune sale à tendance verdâtre d’un seul côté, bien qu’il soit intégralement douloureux.

J’enviais mes parents, qui vivent à un jet d’houille du 11/19, mais ma mère m’apprend au téléphone qu’il est fermé. 93,63 hectares de nature, fermés. Je m’aperçois ensuite en courant que le chemin de halage du canal de la Souchez l’est aussi. Dans les deux cas, nous sommes habituellement à une densité approximative de 0,3 promeneur au km². Soudain, je comprends : pour une fois, on veut assurer l’égalité des chances aux Français. Que n’y ai-je songé plus tôt ? Le coronavirus sévissant plus sévèrement dans les grandes villes, les gens qui ont fait le choix de vivre à proximité de / dans la nature doivent souffrir d’un handicap, eux aussi ! Il faut, par souci de solidarité, de décence, que les moins agglutinés d’entre nous deviennent fous, qu’ils suffoquent sans horizon, sans air et sans verdure comme s’ils vivaient dans une grande ville. De fait, c’est comme voir la source sans pouvoir l’atteindre quand on a soif soif soif.

Un garçon joue au ballon sur le seul ersatz de pelouse à sa disposition, un pan d’herbe à crottes au pied d’une résidence ; il fait rebondir son ballon sur un mur de la résidence. Comme on doit être bien, enfermé là-dedans, à entendre les vibrations du ballon dans les murs de son salon. Cependant, il faut bien que ce jeune homme ait une activité physique à moins d’un kilomètre de chez lui – on suppose qu’il préfèrerait l’exercer dans un cadre plus verdoyant, et l’on en trouve justement un à deux cents mètres de là, mais il est entouré de ruban plastifié comme une scène de crime.

Un succédané de nature pour moi aussi, aujourd’hui ; je feins de ne pas voir s’esquisser dans le lointain la silhouette d’un terril sur lequel je pourrais être en train de veiller à ma santé mentale désormais vacillante.

Ironiquement, il reste à 300 mètres de chez moi un chemin de halage accessible : celui de l’ancien canal de Lens, devenu sa rocade. Le nom est resté comme une gifle, une petite arrogance mesquine.

J’imagine un canal sous ce pont, des péniches, des canards, des poules d’eau, sans doute un couple de cygnes.

J’imagine ceci – il s’agit du chemin de halage qui mène de Pont-à-Vendin à Haubourdin, où il me tarde de pédaler sur Mon Bolide, ici sur une photo prise au printemps dernier.

Je revois les creux de verdure de part et d’autre du canal, les bois et les champs, je m’imagine lovée sur un tapis de mousse, fondue à la mousse tendre et odorante au pied des arbres, j’imagine que les lapins bondissent autour de moi sans crainte et que parfois un rayon de soleil parvient à percer la canopée, un instant je peux sentir sa chaleur sur ma nuque. Je fantasme la nature comme d’autres fantasment des vanités.

Je ne vois pas comment je pourrai rejoindre la communauté humaine après le confinement ; je me sens chaque jour un peu plus étrangère à ce qui l’anime, à ses enjeux, ses codes, ses modes d’interaction. Quand une notification sonore m’annonce l’arrivée d’un mail dans ma boîte de réception, j’ai des haut-le-cœur d’angoisse et de terreur ; encore un mail groupé dégoulinant émanant d’un poète et je mettrai les poètes sur ma liste d’ennemis personnels, juste en-dessous des chasseurs. Tout ce que je déteste chez les humains est étrangement exacerbé en cette période de confinement.

Ce soir, nous avons rendez-vous avec mes amies sur Skype. Je leur dis que certains mots me donnent des envies de meurtre, au premier rang desquels les mots solidarité, utile et continuité ; une de mes amies brandit un cahier sur lequel elle tient la liste des mots qu’elle-même ne veut plus entendre.

Parfois je vois les yeux de mes amies pivoter vers la gauche, vers leur télévision allumée hors champ, et je m’aperçois que je n’ai pas d’images de la pandémie, à part celles que Le Monde met en une sur son site et que j’aperçois donc chaque matin ou presque. Un brancard, une rue déserte, je ne me rappelle pas les autres. Je vis le film catastrophe sans image, et ma bande son aussi est hors sujet. C’est vraiment comme dans L’éternité n’est pas si longue ; y compris dans les rapports humains, qui virent à l’incompréhension et au chaos. Désormais, le chaos est à Socorro tout autant qu’au dehors ; des chaos gigognes. Je suis sûre qu’il en serait autrement sans les interdictions absurdes que j’évoque plus haut – Rendons-les fous s’ils ne succombent pas au virus.

JC+9

Tous les jours, je vais  voir sur Google Maps si la tectonique des plaques n’a pas joué en ma faveur nuitamment, rapprochant de ma porte les terrils, les lapins, les ruisseaux. Non.

Je me dis qu’au pire, je peux aller près de la faculté des sciences Jean Perrin (les anciens Grands Bureaux des Mines) contempler cette fresque pastorale que j’aime tant, au point que je fantasme parfois de démonter le mur (il est long d’une centaine de mètres) pour le mettre en lieu sûr avant qu’un urbaniste ne le livre aux graffeurs à la mode et que l’on y trouve les mêmes BD murales aux couleurs primaires et régressives que sous le pont Césarine.

La première fois que je la lui ai montrée, M. s’est étonnée ; elle a voulu savoir ce que je trouvais à cette fresque. J’ai parlé du côté suranné, qui me touche infiniment plus que le graff contemporain. Et quelques jours plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose, et qu’elle me rappelle une toile accrochée dans la salle à manger de mes grands-parents.

Ou peut-être les urbanistes ont-ils d’autres priorités, peut-être, si je survis au Covid-19, verrai-je ces paysages de béton s’éroder naturellement comme ils le font sur le trottoir d’en face.

J’essaie d’imaginer les lieux qui me manquent désertés par les humains ; comme ils doivent être paisibles, comme les animaux doivent être détendus, comme la musique du vent dans les arbres doit être envoûtante – dans mon jardin, déjà, le bruissement de Carol-Anne évoque plus que jamais le flux et le reflux du Pacifique, en l’absence de tout bruit parasite – au point que je choisis spontanément d’écouter Sunergy de Kaitlyn Aurelia Smith et Suzanne Ciani, en remontant à mon bureau après le déjeuner : je me rends compte au moment où j’écris ces lignes que, ce faisant, je prolonge inconsciemment l’expérience du jardin pacifique.

C’est une consolation pour moi que d’imaginer la nature heureuse en notre absence, mais soudain ma connaissance de l’espèce humaine me fait tressaillir, et je suis prête à parier que des immondices profitent de la circonstance pour chasser en toute impunité, les forces de l’ordre étant occupées ailleurs. J’espère de tout cœur être parano.

Aujourd’hui, j’ai décidé de boycotter le stade Léo Lagrange : ras le bol.

J’ai trouvé ! C’est légal, si l’on considère que l’on parle d’un kilomètre à vol d’oiseau. Ni terril ni ruisseau ici mais zéro humain non plus, c’est déjà bien, et quand j’ai surgi dans la clairière, des lapins ont bondi de toutes parts. J’en aurais pleuré de gratitude si je n’évitais tout contexte qui m’oblige à me moucher (trop douloureux).

Quand on traverse Lens déserte, on pourrait croire que ses habitants respectent les consignes

(Je n’aurais jamais pensé voir un jour le pont Césarine sans circulation.)

mais manifestement, la vie continue de battre son plein quand la police et moi avons le dos tourné : on semble toujours avoir hot fun dans ces rues que je vois pourtant toujours désertes

et on poursuit les orgies en plein air (l’avenir du plastique n’est pas en danger),

même si des poètes invitent à rester chez soi – ils ont un petit problème avec le doublement de consonnes mais l’esentiel, c’est le contennu.

Avant le confinement, j’étais fière de ne plus boire qu’un verre de temps en temps, de pouvoir enchaîner quatre soirées infusion sans frustration – mieux, sans même y penser. Depuis le confinement, l’apéro est devenu un rassurant repère dans un quotidien disloqué. Il faudra reprendre le sevrage à zéro, quand le confinement sera terminé.

Ce soir, alors que sonne l’heure de déboucher le vin, la journée change brutalement de thématique. Quelles étaient les probabilités pour que, sur un foyer de cinq confinés, à deux jours d’écart, trois personnes soient amenées à passer des heures dans un service d’urgences pour des raisons extérieures à la pandémie ? Pour que des pompiers passent une vingtaine de minutes dans mon salon avant d’emmener dans leur camion une maman et son lycéen pâmé, faire des examens complémentaires dans un hôpital en temps de guerre (avec porte-avions) ? Par chance, le coronavirus est plus discipliné que ne le fut en son temps le nuage de Tchernobyl, me dit-on, et ne se glisse pas subrepticement dans l’aile du bâtiment qui ne lui est pas dévolue. Si nous sortons de cette aventure indemnes et en bons termes, mes co-confinés et moi, nous pourrons en rire : Quelle super pioche !

Et je n’ai presque plus de Temesta.