Youyou 21

La fin de la résidence approche. Ce soir, nous ouvrons notre salon au public pour une heure d’échanges, c’est à 19h si vous passez dans le coin pour acheter des machins pas chers au Mont Noir (cigarettes, bière, chocolat, etc.) ou que vous venez faire des glissades dans la boue (cette partie-là du paysage n’a pas été la préférée de mon amoureuse, le week-end dernier). Dans une semaine, je commencerai à remonter à la nage un fleuve de deux mois plein de foutus trains, d’ateliers, de paperasse et cette perspective m’empêche d’éprouver la joie de retrouver ma maison, mon territoire, mes habitudes – en ai-je encore ?

Je sais désormais que je ne pourrai jamais vivre à la campagne et que les éleveurs sont des psychopathes encore plus flippants que les chasseurs, si c’est possible. La campagne est un artefact immonde et n’a rien à voir avec la nature ; la campagne est l’exploitation forcenée de la nature et sa beauté, quand on l’approche d’assez près, sent la mort et la cruauté. Je rêve qu’il existe un enfer où tous ceux qui auront passé leur vie à séquestrer et torturer des animaux et à saccager des biotopes paient pour la souffrance qui aura été leur trace sur cette planète. En attendant, et avant de m’accrocher au radiateur de ma chambre (la chambre Hadrien) pour ne pas devoir honorer mes engagements professionnels des deux prochains mois, voici trois photos que j’ai prises en courant ce matin, d’abord le parc de la villa vu depuis Saint-Jans-Cappel, puis quelques visions de la campagne – qui est si belle, vraiment, quand on n’entend pas le désespoir des vaches résonner dans des hangars clos.

Youyou 14-15-16

Jeudi, je suis allée au Mont Kemmel à vélo. Je n’ai pas vu son presque célèbre état-major en bunker, n’étant pas une passionnée d’histoire militaire – à l’inverse de Marguerite, qu’elle me pardonne : je vis chez elle mais je suis incapable de lire un de ses livres en entier. Trop de batailles, trop de noms de généraux, etc., je ne suis vraiment pas sensible à la littérature académicienne. Mais j’ai apprécié le Mont Kemmel,

sa chapelle interdite,

ses ours,

et même son ange – en oubliant qu’elle est aussi, cette ange, un monument militaire, je lui trouve une beauté très particulière et mélancolique.

Vendredi, je n’ai pas vu de chevreuil alors que j’en aurais eu bien besoin après avoir été traitée comme une employée sur la sellette par une compositrice dont je mettais le travail en valeur dans mon texte mais j’ai réussi à rester polie ; Valentina veut que j’efface toute référence à cette femme de mon livre mais je vais plutôt faire la distinction entre un individu glaçant et son travail. Valentina est arrivée ici à temps pour me consoler de ce décevant épisode. Je lui ai fait visiter tous les incontournables de mon territoire temporaire, dont Levende Toren, qu’elle m’a dit préférer à la tour Eiffel.

Elle a tout aimé : les bois, les bunkers, les chapelles, le Mont Noir ville frontière, son magasin Robot, le télésiège, le musée à domicile,

le Kosmos

et ses toilettes roses,

l’estaminet de Hellegat qui accepte de cuisiner vegan, ses bonnes bières locales, sa soul des années 50 et sa déco de brocanteur, mais aussi les arbres creux

et les crépuscules.

Youyou 13

La paix est revenue au sein de la Villa. Le trouble passager a du moins permis une légère tectonique de groupe qui était nécessaire après dix jours de vie ensemble – me vient à l’esprit que ce genre d’expérience de cohabitation pourrait faire l’objet d’une étude sociologique (ou d’une émission de téléréalité). Mon projet avance à bonds de chevreuil puisque je n’ai quasiment aucune interaction avec l’extérieur, reportant à plus tard la réponse aux mails qui continuent d’affluer, ne mettant plus un œil sur le seul réseau social auquel je sois abonné (si j’y suis particulièrement peu active, je m’aperçois quand je n’y suis pas du tout que le flux continu d’images au mieux sans intérêt, au pire agressives, autopromo, couvertures de livres et plats carnés, représente une véritable pollution de l’esprit ; je croyais m’en tenir assez loin pour épargner mon cerveau mais cette prise de distance radicale me prouve que zéro dégueulis visuel est encore mieux que 13′ par jour). Donc je suis à mon bureau face au parc, j’ai une bonne petite enceinte pour diffuser la musique dont je parle dans mon livre et parfois je souris d’aise, comme si ce mois où je m’autorise à faire ce qui est censé être mon travail, c’était des vacances. Je me suis rendu compte que c’était le cas : écrire, c’est devenu des vacances. Je rêve d’une année sabbatique. Je m’offrirais bien ça pour l’année 2023-2024, tiens, ça me sauverait peut-être la santé.

Ce matin, j’ai vu ces chevreuils traverser la frontière que marque l’orée de ce bois, près de Covemaekermetaalconstructie.

Puis j’ai traversé le fascinant Hellegat (trou de l’enfer) pour aller revoir son Kosmos et son bois pour sangliers. (Cf. Youyou 7.) En voici quatre images + un détail. Je vous laisse admirer – malgré la piètre qualité des photos.

Youyou 12

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, les heures se suivent et le ciel ne se ressemble pas, le vent pousse les nuages si vite que l’on passe constamment du bleu au plomb, le froid mord les doigts sur le guidon du vélo. Les humeurs font pareil ; hier, j’ai dû me replier dans ma chambre pour m’épargner une séance de mansplaining (je suis de très mauvaise composition face aux mâles alpha, ils ne m’impressionnent tellement pas). Ce matin, comme pour me consoler d’avoir été grondée comme un enfant, le soleil s’est levé (ce qu’il est loin de faire tous les jours depuis mon arrivée ici) et sept chevreuils ont bondi autour de moi, d’abord trois près du Ravel Put à Boeschèpe puis quatre sur un sentier sans nom en contrebas du Mont Noir. Voici quelques photos d’hier après-midi à vélo et de ce matin en courant. D’abord, une chapelle jouxtant une zone piégée.

Puis une bonne nouvelle – ou presque : si la chasse est interdite à cet endroit, c’est pour éviter que des chevaux séquestrés ne soient abattus par mégarde.

Un paysage typique de la Flandre – paradisiaque hors saison de chasse et à distance des élevages où des vaches qui ne voient jamais la lumière du jour meuglent en vain dans des hangars clos, chaque fois j’en pleure de désespoir. Je n’ai même plus de colère, je sais que ça ne sert à rien et que cette exploitation barbare existera tant qu’homo sapiens existera. Je ne peux que pleurer, adhérer à L214 et observer un strict véganisme.

Le genre de choses que je vois avec mes jumelles depuis la fenêtre de ma chambre – à cette différence que les jumelles offrent une netteté qui n’existe pas à l’œil nu, c’est comme voir en relief pour la première fois.

Ce matin, entre deux hardes de chevreuils, près de Levende Toren.

Depuis Levende Toren.

Quelques minutes avant la seconde harde du jour.

Youyou 11

Ce matin, j’ai vu 10 chevreuils en deux hardes, une de 4 et une de 6. Je n’y croyais plus, ça faisait trois jours que je n’en avais vu aucun. Quelle fête… J’en ai d’abord vu un

puis, après que nous nous sommes longuement observé.e.s, il s’est éloigné sans hâte et c’était comme s’il dépliait une ribambelle derrière lui – je dis lui mais c’était peut-être une chevrette. Et hop, quatre miroirs blancs (ainsi que l’on désigne leurs petits culs) bondissaient à travers la prairie.

Dix minutes plus tard, je me tourne et vois six chevreuils et chevrettes immobiles, tourné.e.s vers moi en un petit groupe serré. Le temps que je trouve mon téléphone pourri pour prendre une photo de famille, ils et elles avaient cessé de poser pour se carapater. On en aperçoit quelques-un.e.s sur la photo ci-dessous.

Détail flou :

Quelques arbres bavards du parc de la Villa :

Deux moulins français (il s’en est fallu de quelques centaines de mètres qu’ils ne fussent belges – oui, j’emploie le subjonctif imparfait, parce que je suis en train de lire Marguerite) et deux aigrettes domestiques plus grandes que moi, à Saint-Jans-Cappel.

J’ai pris la photo hier, le jour où il a fait beau (avec tout de même des rafales de vent à 80 km/h) et où j’ai inauguré le tout nouveau vélo de la Villa – j’ai fait un pataquès pour qu’il y en ait un, les autres avaient été retirés par le département parce qu’ils avaient rouillé faute d’avoir jamais servi ; on a compris pourquoi et le nouveau vélo est à judicieuse assistance électrique. Je n’avais plus envie d’en descendre.

Youyou 8′

Je m’attendais à tout sauf à être terrifiée du début à la fin. J’ai senti que mon siège était bizarre, l’attache (très maigre) avait des soubresauts à chaque passage de poteau. Je me disais, Rappelle-toi, ce sont des spécialistes autrichiens qui ont installé ce télésiège en 1957. J’ai imaginé dans quel état je serais, là-dessous, s’il se décrochait. J’ai espéré – supposé que des travaux de maintenance avaient eu lieu de temps en temps, depuis 1957. Aucun discours que j’aie pu me tenir n’a eu le pouvoir de persuasion que j’en attendais : « Sur 700 millions de passages aux remontées mécaniques chaque année, on ne dénombre en moyenne qu’une vingtaine d’accidents, dont moins d’un mortel », avais-je lu. Ok. Mais il faut bien que vingt personnes y passent. Il existe sur Wikipedia une Liste des principaux accidents de remontées mécaniques, un fait qui m’intéresse plus encore que le contenu de la page en question. Valentina dit que ç’aurait été une mort ridicule mais poétique en même temps. La semaine prochaine, je me contenterai du minigolf. Mais je veux vraiment écrire un livre sur ce Zetellift Córdoba.

Youyou 8

Ce matin, j’ai couru 13 km ressentis 23. Chez moi, 13 km, je ne les ressens même pas dans mes muscles ; ici, ça brûle et ça tire. J’ai gravi le Mont de Boeschepe et le Mont des Cats ; je n’en ai été récompensée par la vue d’aucun chevreuil – mais j’ai aperçu des faisans, des piverts et trois cyclistes fluos bien moulés dans l’élasthanne. Voici l’aube

et voici un panneau-sommier du Mont des Cats

et voici ses camping

et voici son antenne TéléDiffusion de France que n’annonce pas le panneau

et voici son Chalet-niche à Notre Dame des Missionnaires, que n’annonce pas le panneau non plus. Le reste est sur Internet et à l’office du tourisme.

Voici un chalet de Flandre admirable, sis à Berthem.

A la frontière de Berthen et de Saint-Jans-Cappel : watergang ou becque ? C’est parfois difficile à deviner, nous en parlions hier, mes camarades et moi. Je pencherais ici pour la première option.

Youyou 7

Une semaine déjà… Je me rends compte qu’il me faudrait deux ou trois mois comme celui-ci, avec une concentration inégalable, pour finir mon livre en cours dans les délais que je me suis impartis (je n’en dis pas plus sur ce dont il s’agit pour l’instant, inutile d’insister). Le temps file, nous en parlions hier, Adèle, Chab et moi. Notre trio, dit Catapulte Compostelle, prend vraiment bien.

Mon objectif de ce matin, quand j’ai couru dans la brume + la pluie + le vent, était rien moins que le Kosmos.

Je l’ai trouvé. Il a pris cher, comme tant d’entre nous.

Il se situe à l’est d’un bois nommé Hellegatbos, ce qui signifie Forêt de trou d’enfer en flamand – et Putain de merde en luxembourgeois, ai-je appris incidemment avec quelque perplexité. Désormais, quand Valentina écrasera mon majeur droit dans une porte coulissante – ce qui par chance n’arrive pas tous les jours – je crierai Hellegatbos ! Mais pour en revenir au bois lui-même, il est cerné de panneaux tels que celui-ci.

Ces deux feuilles soulignées de points, vous voyez ce qu’elles représentent, bien sûr ? Des empreintes de sanglier. C’est le logo que s’est choisie l’Agence pour la nature et la forêt flamande. Mais mon flamand étant balbutiant, mon imagination assez obsessionnelle et mon traumatisme encore frais, j’ai imaginé que ce panneau me mettait en garde contre les charges de suidés. J’ai donc pu vérifier ce matin, dans un cadre bucolique, sombre et détrempé, que je pouvais encore frôler l’arrêt cardiaque dans certains contextes. Mais j’y suis allée quand même et j’en ai été récompensé par la rencontre avec un charmant chevreuil – on le distingue à peine sur cette photo floue (pluie+nébulosité).

Youyou 6

Aujourd’hui, j’ai cessé d’être la plus grande fan de la Belgique. Déjà, hier après-midi, j’étais rentrée en colère du Mont Noir (je m’étais rendue à Paris Croissants pour acheter le pain), après avoir entendu des coups de feu. J’ai pensé que quelques irréductibles têtes de nœuds vaquaient à leur loisir sadique dans l’illégalité. Mais ce matin, après avoir ressenti des détonations déchirer le silence et ma poitrine, retentir sinistrement dans les vallonnements de champs et de bois, j’ai décidé de me renseigner. J’ai donc appris qu’en Belgique, « La chasse à vol du lapin, du renard et du chat haret est ouverte toute l’année ». Quelle barbarie… Ces sacs à merde de chasseurs sont encore plus choyés qu’en France. Et ils n’ont rien de mieux à faire un jeudi matin à l’aube que de tirer sur des chatons. Qu’ils s’entre-tuent et s’éradiquent, ces pathétiques raclures de fosses à lisier.

Moi qui me réjouissais que la neige ait laissé place au brouillard, et de réussir pour la première fois depuis la charge de sanglier à courir dans les bois par une aube brumeuse sans faire d’arrêt cardiaque dès qu’un écureuil traverse mon champ visuel, j’ai vite senti ma joie se muer en rage, d’abord en passant à proximité d’un élevage de « bovins », comme on dit, glacée par les mugissements qui grondaient dans les hangars clos, puis face à ces détonations qui transformaient un paradis potentiel – avant-dernière image – en enfer avéré. Homo sapiens, je ne suis toujours pas tout à fait ton amie.

Youyou 5

Où suis-je ?

Oh flûte, je l’ai indiqué dans le titre, quelle patate. Vous aurez donc deviné que ce splendide télésiège n’est autre que le Télésiège Córdoba d’Heuvelland, Belgique. Ce matin, j’ai couru en short dans les rafales de flocons ; j’ai des plaisirs simples.

La neige m’empêchait de distinguer les chemins et j’ai fait quelques demi-tours, ajoutant des traces de pas à mes traces de pas, les seules aux alentours si l’on exclut celles des lièvres, des oiseaux et des chevreuils.

J’ai vu un brocard, ce matin, il était dans le paysage ci-dessous mais je n’ai, encore une fois, pas eu le temps de le photographier.

C’était une belle manière de commencer la journée.