JC+18

Aujourd’hui, le printemps s’installe et on pourrait presque oublier le contexte : les familles sont de sortie avec les enfants et les chiens, les trottinettes et les petits vélos roses, on est obligé de changer constamment de trottoir pour ne croiser personne ; dans la nature c’est pire, il faut fuir dans les ronces comme des lapins. Quant à ces derniers, alertés par la soudaine affluence d’humains, ils restent terrés. Seuls les lapereaux dont l’instinct de survie n’est pas encore suffisamment développé se laissent surprendre.

Je photographie celui-ci quand un homme surgit au sommet d’un talus, à bout de souffle. Nous sommes saisies par la peur et découvrons avec stupeur qu’il s’agit d’un policier avec un gilet pare-balles. Je crois qu’il est là pour nous, qu’il va nous plaquer au sol, mais il nous dit bonjour en dévalant le talus ; sa voix est étonnamment douce et calme, en complet contraste avec son visage écarlate et suant. Tout cela ne dure qu’un instant et il court de plus belle en haletant tandis que son talkie-walkie crachote.

Qui poursuit-il ainsi au bord du ruisseau ? Que se passe-t-il dans les fourrés dont il a bondi ? Mon imagination étant prisonnière du règlement qui rend nos vies si compliquées, elle me suggère qu’on a pu lui signaler une partie de foot ou un barbecue géant. Mon amour pense qu’il y avait un danger imminent et s’attend à ce qu’on nous dise de quitter les lieux au plus vite. Quoiqu’il en soit, nous rebroussons chemin. Dans notre spot à lapins, au moins, on entend les bourdons voler.

Le détritus du jour

aérien et d’actualité

Il y a tout de même un (tout petit) avantage à voir des gens aux profils variés encombrer sans masques la ville : les gens inquiétants inquiètent moins – ce genre d’individus qu’on remarque davantage quand les rues sont désertes, l’été ou en temps de confinement, et qui ruent, éructent, titubent, baveux, les yeux écarquillés. Parfois, depuis le début de l’épidémie, j’ai peur qu’ils me sautent dessus pour me cracher ou me souffler au visage ou pour me rouler une pelle de la mort. Je me rappelle une déséquilibrée qui circulait à Cayenne, en 2001 ; elle se disait séropositive et menaçait les passants avec une seringue pleine de son sang. Cela dit, ma phobie sociale n’avait pas attendu cette dame ni le coronavirus pour que mon imagination me désigne les humains comme de potentiels meurtriers : par exemple, j’ai toujours eu peur de croiser des gens sur des ponts. Je m’attends systématiquement à qu’ils me poussent – même quand ils ne sont pas d’aspect bizarre, en vérité : par exemple, je vois l’archétype du bon père de famille arriver face à moi et je me dis, Ce serait bien son genre de péter les plombs, là, juste au moment où on se croise, et demain il s’excuserait en pleurant, il dirait qu’il ne sait pas ce qui lui est passé par la tête.

La bonne nouvelle du jour

Les gens font rarement ce genre de choses.

Le gant du jour

Triple bubble gum. J’aime quand le hasard ajoute la touche finale à une œuvre 100% humaine (vieux chewing-gums, emballage de jeune boule de gomme et gant en caoutchouc flashy sur macadam granuleux).

Le conseil lecture du jour

Relire sa propre histoire.

Depuis plusieurs années, je m’aperçois que je vis trop vite, que je ne prends plus assez le temps d’assimiler les épisodes de ma propre histoire, qui s’enchaînent toujours plus vite ; c’est comme regarder plusieurs films d’affilée sans prendre le temps d’y penser, de les analyser, de percevoir leurs jeux d’échos. Est-ce que ça tient à mon âge ou à l’époque ? Je me dis souvent, Plus tard, quand j’aurai le temps, j’irai m’asseoir quelque part avec moi-même et je laisserai mon regard errer ici, et mon esprit là, et tout s’assemblera dans une perspective révolutionnaire et un relief inédit. C’est ce qui s’est produit, à mon corps défendant, avant que je ne quitte Lille pour Lens ; et avant-hier, quand je marchais le ventre lourd d’angoisse dans l’atmosphère post-apocalyptique : je regardais le film de ma vie défiler sur le paysage. Cependant, les terrils, qui se dessinaient au loin, m’apparaissaient comme un condensé de l’histoire humaine, de la domestication du feu en – 400 000 avant le fameux J.-C. jusqu’à l’interdiction d’accéder à la nature qui a repris ses droits sur le travail de l’homme (en l’occurrence, le plus gros château de sable qu’on puisse imaginer).

(Au loin, le terril plat de Pinchonvalles : presque une forêt.)

L’histoire peut également se relire en couple / en famille / entre amis ! Comme dans les festivals littéraires, dont le temps fort en public est bien souvent précédé de rencontres scolaires et d’ateliers, mon amour et moi relisons  ensemble notre histoire à l’approche des deux ans de notre rencontre. Nous nous chamaillons, nous traitons de mytho (nous aimons récupérer certains termes prisés des jeunes pour les tourner en dérision – avant qu’ils ne deviennent des tics de langage), des reproches rétroactifs volent, et des ha aspirés, incrédules face à tant de mauvaise foi : Tu ne m’as pas regardée de la soirée, ce jour-là. – Mais n’importe quoi ! Je faisais tout pour accrocher ton regard. Etc. Où l’on approche de cette chose fascinante qu’est une perception autre de moments dont on pensait détenir la vérité unique.

Le vide du jour

Avec gant – dans ce cadrage, on voit mieux le parallèle entre les gants et les préservatifs usagés qui jonchent certains parcs et trottoirs. Le gant, préservatif de main.

La musique du jour

par la pianiste et chanteuse de boogie-woogie Katie Webster (1936-1999) ; les paroles sont tordantes et le morceau assez dansant pour un Saturday night.

Mon amour et moi buvons notre infusion dans le jardin à la seule lueur, étrangement intense, de la lune. Nous regardons les étoiles apparaître à mesure que la nuit s’épaissit, et parfois une chauve-souris vole si bas que nous sursautons en riant. Des petits animaux font frémir le lierre – souris, lézards, oiseaux ? J’appelle en chuchotant : Patty ? Patty, c’est cette palombe de format presque poule, super gouniche, qui depuis plusieurs semaines fait ployer le lierre devant la fenêtre de mon bureau.

Mais ce soir, c’est une mésange qui s’extrait des feuillages, se pose près de nous et nous regarde un instant avant de reprendre son envol.

Mon relevé du jour

Lapin(s) : 5

Piéton(s) : 73

Joggeur(s) : 3

Contrôle(s) de police : 0

Douche : Oui